Lot n° 188

Lucien REBATET (1903-1972) — L.A.S. « Lucien », Maison Centrale de Clairvaux 1er-2 janvier 1949, à sa femme Véronique

Estimation : 600 - 800 €
Adjudication : Invendu
Description
6 pages in-4 sur papier administratif de la prison, avec les nos d’écrou (1724) et d’atelier (Inos III). Longue et intéressante lettre de la prison de Clairvaux, évoquant sa vie de prisonnier, Céline, l’art, ses lectures.
[Condamné à mort à la Libération puis gracié, Rebatet sera interné à Clairvaux jusqu’en juillet 1952.]
Il souhaite à Véronique pour la nouvelle année la bonne santé et de l’argent, car pour les autres vœux, il n’a pas d’espoir… « Entre condamnés à perpète, nous ne nous souhaitons rien » ; car elle aussi est condamnée depuis plus de 3 ans et demi : le veuvage, les ennuis, les coups de téléphones inutiles, les parloirs derrière la grille, etc. « en vérité, je n’attends plus rien d’une année nouvelle. Il n’y a pas moyen, les dernières bribes d’espérance ont disparu ». Sans sa visite, cette journée du 1er janvier a été des plus lugubres, vide et sordide. Il se sent écrasé par la fatalité, déprimé, inconsolable : « Les secours moraux que je reçois sont trop rares ». Sa situation serait peut-être un peu moins décevante, si des amis, de la famille, lui rendaient quelque fois visite, lui apportaient des livres, des journaux, qui le rattacheraient un peu à la vie, et lui permettraient de « consacrer à quelques études au moins une partie de ce temps effroyablement gâché »… Elle lui a reproché de ne pas avoir cultivé les bonnes amitiés, mais cela revient à attaquer sa morale et sa politique. Il prend l’exemple de René Clair qui lui a toujours témoigné de l’estime et de la bienveillance : « Mais il y avait antinomie trop foncière de nos natures, de nos conceptions, pour que je puisse espérer véritablement son amitié. Très franchement, qu’aurais-tu pensé de moi, si j’avais été comme celui-là, en 1940, du petit clan qui fuyait son pays malheureux, avec des dames nées dans des familles de rabbins ou de diamantaires ? »... Il a toujours sacrifié l’argent, le confort, les relations flatteuses, « à l’ambition de laisser sur mon temps quelques pages véridiques » qui passent à la postérité. Mais il reconnait qu’il a été trop naïf, et compte s’en expliquer publiquement « si je ne crève pas ici. Mais j’ai le droit d’estimer que je paie pour mon goût de la vérité, un prix vraiment exorbitant »… Véronique avait vu juste à propos de Céline, qui l’a finalement laissé tomber : « Pendant plus de deux ans, les lettre du Docteur avaient été pour moi un excitant intellectuel […] Le docteur s’est barré, […] je suis rangé des papiers, fini, au fond de mon trou »… Il ne veut plus qu’elle lui donne de faux espoirs en lui racontant toutes les démarches qu’elle entreprend, car il retombe à chaque fois plus profondément dans ce trou, bien qu’il y ait de plus en plus de témoignages, de « preuves judiciaires, diplomatiques, financières etc. de l’injustice dont nous sommes les victimes, moi et un certain nombre d’autres », sans que cela fasse bouger quoique ce soit : « Historiquement parlant, ma situation devient invraisemblable […] Et pendant ce temps, je m’en vais par petits morceaux, avec ce qui me reste d’avenir »… Il est au désespoir de voir sa « Minette chérie » réduite à une « existence de pauvresse », et de ne pas pouvoir lui procurer l’indispensable, alors que, s’il était dehors, il pourrait changer cela du tout au tout. Il l’exhorte à aller voir l’exposition du Petit Palais consacrée aux chefs d’œuvres de la Pinacothèque de Munich, qu’il considère comme l’un des plus beaux musées au monde, qu’il avait vu longuement en 1937, afin qu’ils puissent en parler ensemble. Il recommande notamment Rubens, Rembrandt, Dürer et Cranach « d’un goût très boche, mais si rempli de fantaisie », mais aussi des toiles de Tintoret, Tiepolo, Goya, Greco, Botticelli, les primitifs flamands, etc. « Ma mémoire picturale est encore assez bonne », bien qu’il commence à avoir des trous : il n’a pu situer que 240 Rembrandt alors qu’il en avait naguère 450 de tête sur 600…
2 janvier. Il continue sa lettre, en parlant de ses problèmes de tension, de dents : « Rien n’est plus déprimant ». Il ne lui parle pas de ses journées car il n’y a rien à dire : il ne peut rien faire, et « bien souvent, je finis par me tasser dans mon coin, en somnolant […] dans ces cas là je n’arrive plus à dormir la nuit. Tu dois être fatiguée d’entendre ma geinte […], il serait plus digne de fermer ma gueule, même avec toi ». Le seul agrément de son existence a été la lecture de Crime et Châtiment et des Frères Karamazov : une grande lecture aide à surmonter son triste sort et on l’allègerait de la moitié de sa peine si on le ravitaillait un peu en nourriture intellectuelle. Il aimerait ainsi pousser plus loin l’étude de Dostoïevski, s’il pouvait obtenir d’un généreux donateur L’Idiot et Les Possédés, et une bonne biographie, peut-être celle d’Henri Troyat… Il demande à Véronique de continuer à lui écrire souvent, et d’essayer de venir le voir dimanche… Etc.
On joint un dossier de coupures de presse sur Les Décombres, et le procès de Rebatet.
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