Lot n° 104
Sélection Bibliorare

Gustave FLAUBERT (1821-1880) — L.A.S. « G. », [Croisset] Jeudi soir 10 h. [8 octobre 1846], à Louise COLET

Estimation : 8000 - 10000 €
Adjudication : Invendu
Description
4 pages in-8 très remplies d’une petite écriture. Très belle lettre d’amour, au début de sa liaison avec Louise Colet, où il revient sur son amour pour Élisa Foucault. [Élisa FOUCAULT, la future Mme Schlesinger, le premier amour de Flaubert, rencontrée à Trouville, le modèle de Mme Arnoux dans L’Éducation sentimentale.] « Quand ma journée est finie et que j’ai assez pensé, écrit, lu, rêvé baillé quand je suis saoul de travail et que j’éprouve la fatigue de l’ouvrier sur le soir, je me repose dans ton souvenir. Comme sur un bon lit je me livre à toi, je t’aspire. Ça me rafraîchit et ça m’égaye ainsi que ces bonnes brises nocturnes qui vous pénètrent l’âme de vie et de jeunesse. On ouvre sa fenêtre, on ouvre son cœur pour s’emplir de ce quelque chose d’innomé qui est si doux et si grand. Il me semble que la nuit est faite pour un ordre d’idées tout particulier et autre que celui où nous vivons tout le jour. C’est le moment des soupirs, des désirs, du souvenir et de l’espoir ; c’est là que seule et éveillée la pensée plane à l’aise entre la terre et le ciel comme ces oiseaux qui vivent dans les nuages. Le corps aussi y a des joies plus violentes. Qu’est-ce qui a jamais eu l’idée de faire un festin autrement qu’aux flambeaux ? Le diable m’emporte si je sais ce que je veux dire si ce n’est que ce soir je voudrais t’avoir là, te baiser sur les lèvres, passer mes mains sous tes papillotes légères – et mettre ma tête sur ta gorge quoique cela me soit défendu depuis que tu as vu que je parlais de la sienne à Me Foucaud. Tu as donc trouvé ma lettre un peu tendre ? Je ne m’en serais pas douté. Il me semble au contraire qu’il y avait par moments un peu d’insolence et que le ton général en était légèrement gentilhomme ? Tu me dis que j’ai aimé sérieusement cette femme. Cela n’est pas vrai. – Seulement quand je lui écrivais, avec la faculté que j’ai de m’émouvoir par la plume, je prenais mon sujet au sérieux mais seulement pendant que j’écrivais. Beaucoup de choses qui me laissent froid ou quand je les vois ou quand d’autres en parlent m’enthousiasment m’irritent me blessent si j’en parle et surtout si j’écris. C’est là un des effets de ma nature de saltimbanque. Mon père, à la fin, m’avait défendu d’imiter certaines gens (persuadé que j’en devais beaucoup souffrir ce qui était vrai quoique je le niasse) entr’autres un mendiant épileptique que j’avais un jour rencontré au bord de la mer. Il m’avait conté son histoire. Il avait été d’abord journaliste, etc. C’était superbe. Il est certain que quand je rendais ce drôle j’étais dans sa peau. On ne pouvait rien voir de plus hideux que moi à ce moment là. Comprends-tu la satisfaction que j’en éprouvais ? Je suis sûre [sic] que non. Pour en revenir à cette vénérable créature, voilà avec elle toute la vérité. J’ai eu d’autres aventures plus ou moins drôles. Mais de toutes ces bêtises là, qui même dans le temps ne m’entraient pas bien avant dans le cœur je n’ai eu qu’une passion véritable. Je te l’ai déjà dit. J’avais à peine 15 ans, ça m’a duré jusqu’à 18, et quand j’ai revu cette femme là après plusieurs années j’ai eu du mal à la reconnaître – Je la vois encore qqfois mais rarement et je la considère avec l’étonnement que les émigrés ont dû avoir quand ils sont rentrés dans leurs châteaux délabrés “est-il possible que j’aie vécu là !” Et on se dit que ces ruines n’ont pas toujours été ruines et que vous vous êtes chauffé à ce foyer délabré où la pluie coule et où la neige tombe. – Il y aurait une histoire magnifique à faire, mais ce n’est pas moi qui la ferai, ni personne, ce serait trop beau. C’est l’histoire de l’homme moderne depuis 7 ans jusqu’à 20. Celui qui accomplira cette tâche restera aussi éternel que le cœur humain lui-même. Quand tu voudras je te raconterai qqchose de ce drame inconnu que j’ai observé et chez moi et chez les autres aussi. Il doit se passer chez la femme qqchose de semblable, mais je ne m’en doute pas. Je n’en ai pas encore rencontré qui m’aient montré franchement les cendres de leur cœur ; elles veulent vous faire croire que tout y est braise, elles le croient elles-mêmes. – Un conseil : pendant que j’y pense, ma toute chérie, ne parle pas tant de moi à Phidias [le sculpteur James PRADIER], tu finiras par l’ennuyer de moi. Tu sais qu’il n’y a rien de désagréable à entendre comme l’éloge d’un ami quand il est répété surtout ». Pradier a proposé à Flaubert de partir avec lui pour Nîmes : « comme si je le pouvais ! »… Puis il parle de Maxime DU CAMP et d’un dîner organisé par Louise : « J’aurais l’air du maître de maison qui invite ses amis chez lui. – Comme il a plu aujourd’hui on n’est pas sorti et il a fallu faire la conversation. Ah Dieux ! le grec en a souffert et moi aussi – et puis les enfants – décidément quoique ça soit bien gentil je n’aime pas les moutards, ils ressemblent trop aux hommes. Les sentiments factices sont assommants mais les naturels jouissent qqfois de ce privilège. J’ai éprouvé aujourd’hui justesse de cette maxime. Adieu cher Amour, mille baisers, pense à moi, il n’est pas besoin de te le dire n’est-ce pas ? envoie-toi, dans la glace, deux bons baisers de ma part ». Correspondance (Pléiade), t. I, p. 361.
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