Lot n° 7

BAUDELAIRE (Charles) — Lettre autographe signée Charles au Colonel Aupick. [Paris],

Estimation : 2000 - 3000 €
Adjudication : 4 000 €
Description
Vendredi [vers le 18 juin 1839]. 4 pp. in-8, adressée p. [4] à M. Aupick chez M. Warney à Bourbonne-les-Bains ; cachets postaux de Paris le 29 juin et de Bourbonne le 1er juillet 1839. Belle et intéressante lettre envoyée par le jeune Baudelaire à son beau-père Jacques Aupick peu après son renvoi du lycée Louis-le-Grand, dans laquelle il décrit sa vie à la pension tenue par les parents d'Ernest-Charles Lasègue, le futur aliéniste qui était alors son répétiteur de philosophie, à Saint-Sulpice, en des termes encore très positifs – car, dès le mois de juillet, ce cadre de vie ne lui évoquera « rien qu'indolence, maussaderie, ennui ».
Je te remercie bien de la lettre que tu viens de m’écrire ; elle est si bonne, si affectueuse ; voilà, franchement, le motif qui depuis huit jours m’a fait remettre sans cesse au lendemain pour vous écrire ; c’est que je n’ai pas travaillé depuis quelques jours, et comme il faut que je vous parle de ce que je fais, je me disais qu’avant de vous écrire, je voulais me remettre à travailler pour avoir du bien à dire de moi.
Mais tu me grondes avec tant de bonté et d’indulgence dans ta lettre que, ma foi, il vaut mieux avouer cela que remettre encore à t’écrire ou écrire une lettre menteuse. Et sois tranquille, la première fois que je t’écrirai, j’aurai du bien à dire de moi.
Tu me demandes des nouvelles du monde nouveau dans lequel je vis ; voilà ce que j’ai remarqué. M. Lasègue gagne sans cesse à être connu ; il joint à une gaieté et une douceur imperturbables une grande force morale. Son père qui m’est à peine connu paraît un homme trop doux, trop facile, sans couleur arrêtée ; pour t’en donner une idée, je te dirai que, de son aveu même, il a essayé de tout, lu des livres de bien des langues et de bien des sciences, mais qu’il ne sait rien complètement.
Mme Lasègue que je connais bien mieux me semble une femme simple, gaie, forte d’âme, d’une haute raison, spirituelle et bonne. Debout dès le matin, faisant tout son ménage elle-même, et tout en faisant la cuisine ou en balayant, chantant, riant, causant parfaitement, quelquefois railleuse et un peu mordante.
Il y a aussi là un enfant de treize à quatorze ans que M. Lasègue a pris chez lui pour le faire travailler ; c’est le neveu de Mme Fayard ; quelquefois le soir je lui donne une leçon d’anglais.
Il est possible que j’aille au concours en dissertation française. Tu sais que c’est peu de chose, mais puisque cela fait plaisir à maman, je serais content d’y aller.
Tu as la bonté de me demander quels projets je fais ; eh oui, j’en fais, tu sais que j’en fais toujours, que je suis un esprit à projets, moi ; il y a des moments où je fais l’avenir, et alors je suis plein de choses que je voudrais raconter à ceux qui m’aiment ; mais permets-moi de remettre cela à un autre jour ; M. Lasègue va rentrer et me demander ce que je pense d’un livre auquel je n’ai pas touché.
Demain, j’écris à maman. Je te remercie de m’avoir parlé de ta santé ; si tes souffrances peuvent tourner à bien, je me réjouis presque que tu souffres ; d’ailleurs j’espère toujours, fallût-il un miracle pour te guérir.
Petit manque en marge du second feuillet, dû au décachetage de la lettre.
Baudelaire, Correspondance (Pléiade), I, 72 – C. Pichois et J. Ziegler, Baudelaire, 1987, pp. 114-116.
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