Lot n° 86

REGNAUD DE SAINT-JEAN-D'ANGÉLY (Michel-Louis-Étienne). — Manuscrit autographe intitulé « Bulletin de New York. — Réflexions d'une soirée », adressé à son épouse Laure. [Entre septembre 1815 et juin 1816]. — 4 pp. in-4.

Estimation : 600 - 800 €
Description
REGNAUD MENE ICI EGALEMENT UNE REFLEXION SUR LES CONDITIONS D'INSTALLATION QU'OFFRENT LES ÉTATS-UNIS AUX IMMIGRANTS.

« Les nouvelles les plus désirées sont celles relatives au commerce. Le fédéraliste, le républicain les plus exaltés lisent les prix courants & le cours des effets publics et du change avant tout.
Parmi les nouvelles les plus recherchées, sont celles de France & de l'Amérique du Sud, parce que ce sont les païs où les mouvemens révolutionnaires existans font naître plus d'intérêt, & ont plus de passions animées pour ou contre.
LES FRANÇAIS QUE LES EVENEMENS AMENENT ICI SONT BIEN TRAITES, RECHERCHES S'ILS S'ANNONCENT COMME INDEPENDANS SOUS LE RAPPORT DE FORTUNE - les fédéralistes même sont bien pour eux, hors un petit nombre qui dans le Gouvernem[ent] ou dans la société sont vendus à l'Angleterre - mais on a toujours ici, dans tous les cas sûreté & liberté.
ON NE PEUT SUIVRE ICI QUE TROIS CARRIERES, LE BARREAU (et il faut savoir la langue), LE COMMERCE (& il faut de l'argent), L'AGRICULTURE (& il faut acheter des terres). Dans le dernier parti, on court risque de mendier dans 10 ans si on y met plus que son superflu - les marchands de terre sont des voleurs, à commencer par celui qui est encore là-bas & qui en a vendu à des hommes qu'il a trompés indignement [allusion au général Charles Lallemand qui détourna le projet de Vine and Olive Colony vers le Champ-d'asile et fit des arrangements financiers au détriment de nombreux colons]. Ce métier n'est bon, n'est praticable que pour des laboureurs de profession, forts vigoureux, qui peuvent en 4 ans avoir une ferme de 100 arpens pour rien. Les gens du métier peuvent ici faire fortune. Un ébéniste, un tourneur, un charpentier, un charron, un serrurier gagnent 2 gourdes [ancienne monnaie de transaction dans les colonies française des Antilles] par jour & vivent pour la moitié d'une - une couturière, une march[an]de de modes, une lingère en gagnent une ou une et demie, & malgré cela presque tous les gens sont misérables. À peine quelques-uns ont des établissemens utiles. Un sur mille fait fortune, on le cite, & les misérables que l'inconduite, la maladie, le malheur réduisent à l'hôpital sont oubliés.
BEAUCOUP DE FRANÇAIS MENENT ICI UNE MAUVAISE VIE & AFFLIGENT CEUX QUI ONT UNE PATRIE COMMUNE. Un drôle venu avec nous nommé Saran, dont le frère est aux bureaux de la Guerre, est parti avec une créature qu'il avoit amenée, emportant 5 ou 6000 gourdes à divers... Les frères de M[a]d[am]e Nairac, amie de M[adam]e Gay [la femme de lettres Sophie Gay], tiennent maison de jeu avec des filles. Mr de Balby en fait autant avec une mulâtresse, Monneron vit en faisant des cigares, des réfugiés des colonies végètent en se livrant la plupart sans profit, quelques-uns sans honneur, à des métiers qu'ils ignorent ou savent mal.

TEL QUI A VU LES MOEURS D'AMERIQUE IL Y A 20 ANS, IL Y A 10 ANS, IL Y A 3 ANS SEULEMENT, NE POURROIT PLUS LES RECONNOITRE. LES GENERATIONS NOUVELLES SONT NEUVES DANS LEURS HABITUDES, ELLES COMMENCENT A FORMER UN PEUPLE. IL Y EN AURA UN DANS 30 ANS. Jusque là, il n'y a que des peuplades éparses, formées de familles d'individus qui ne sont pas nés sur le sol, qui ne songent qu'à y amasser, & ne comptent pas y finir. IL N'Y A ENCORE ICI NI LIEN DE PATRIE, NI LIEN DE CITE, NI LIEN DE FAMILLE, ENCORE MOINS DE LIEN D'AMITIE, il n'y a que des liens ou plutôt des rivalités, des inimitiés d'intérêt & de vanité.
ON PARLE D'EGALITE & PERSONNE N'EN VEUT QUE QUAND IL EST AU DERNIER RANG. Chacun veut être Excellence, Honorable - le titre d'écuyer (esquire) est pris, exigé, donné, rendu par tout ce qui ne travaille pas de ses mains ou n'a pas de boutique - on ne reçoit pas le détaillant dans les sociétés, ni sa femme, quoiqu'il ait cent mille dollars - on met des armoiries sur toutes les voitures bourgeoises, & toutes les distinctions sont recherchées avec ardeur. IL N'Y A PAS DE VRAI PATRIOTISME PARMI LES HOMMES RICHES. ILS SONT TOUS A QUELQUES EXCEPTIONS PRES DU PARTI ANGLOIS - les uns votent pour l'Angleterre au Congrès, dans les législatures de chaque État, les autres représentent les commerçans anglois dans les nombreuses banques où ils font pour eux des escomptes, où ils placent, par des virements de parties, une portion des emprunts anglois. Les autres nourissent à juste prix les flottes angloises qui croizent en tems de guerre pour bloquer les ports, les flotilles qui sont sur les lacs, & jusqu'aux troupes du Canada & de la Nouvelle-Écosse - ceux-cy font le commerce interlope avec les Indes Occidentales, ceux-là la contrebande avec Montréal & Québec sur le St-Laurent, avec Halifax sur l'Atlantique &a. ET POURTANT LA MASSE DU PEUPLE, D'OU QU'ELLE SOIT ORIGINAIRE, N'AIME PAS LES ANGLOIS, AIME LES FRANÇAIS, & les votes annoncent que les fédéralistes seront encore en minorité aux prochaines élections, & notamment à celle du président.

Sur Laure Guesnon de Bonneuil, épouse de Regnaud, voir ci-dessus le n° 84.
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