Lot n° 85

REGNAUD DE SAINT-JEAN-D'ANGÉLY (Michel-Louis-Étienne). Ensemble de 2 lettres autographes. États-Unis, 1815 et 1816.

Estimation : 600 - 800 €
Description
INTERESSANTES LETTRES EVOQUANT EGALEMENT LE SEJOUR DE JOSEPH BONAPARTE EN AMERIQUE. De 1815 à 1832, celui-ci vécut près de Philadelphie sous le nom de comte de Survilliers, entretenant de bonnes relations avec les autorités américaines. Sa propriété de Point Breeze, dans le New Jersey, devint le point de ralliement des bonapartistes aux États-Unis.

Voyage d'hiver à Long-Island vec Joseph Bonaparte
— À son épouse Laure. New York, 14 décembre 1815. « Je t'écris, mon amour, par un bâtiment qui va à Bordeaux... Depuis ma dernière [lettre], j'ai fait deux voyages. Le 1er avec Mr Morris pour aller à Paterson [au nord de New York] voir des fabriques dont une est exploitée par son frère, le second pour ALLER AVEC LE C[OM]TE DE SURVILLIERS [JOSEPH BONAPARTE] VOIR UNE PROPRIETE QU'IL VOULOIT ACHETER... Je ne parlerai ici que du 2d [voyage]. Le c[om]te avoit dessein de chasser, tant pour en prendre le plaisir que pour s'assurer de l'étendue de cette réserve à laquelle il met beaucoup de prix, avant d'acquérir. Le ciel a mis obstacle à l'exécution de ces projets. La neige [est] tombé[e] avec abondance, nous n'en sommes pas moins allés à 20 milles visiter la maison, elle a été fort jolie, mais elle est horriblement dégradée : un bois percé de 5 allées l'entoure. Elle a une tenure de 400 acres en tout, et est à un mille d'un très joli lac - elle offre un exemple des fautes qu'on peut faire en achetant avec peu de réflexion. Ce sont des Écossois réfugiés qui ont acquis. Ils ont mis tout leur avoir dans leur achat, & n'ont pas eu de capitaux pour la culture. Ils l'ont faite en outre avec désavantage, faute de connoître le païs & les hommes, ils se sont réduits à la misère ; tout en présente l'aspect dans cette habitation. À côté des traces d'un luxe effacé, on y trouve une serre chaude en ruines, des vitrages brisés, des débris de meubles d'acajou, un désordre général, & une seule chambre habitée où le peu de meubles délabrés feroit honte à une chaumière. Un vieux nègre est, avec l'Écossois unique habitant du lieu, le seul cultivateur de ces 400 acres ou arpens, car c'est à peu près la même chose. On veut de cela 15000 gourdes [ancienne monnaie de transaction dans les colonies françaises des Antilles] ou 75000 [francs].
En sortant de ce triste azile de la misère, NOUS SOMMES REVENUS A JAMAICA, CHEF-LIEU DE LONG-ISLAND. NOUS AVONS MANGE LA UN BON DINER GRACE A NOS PROVISIONS, car l'hôte n'a pu nous fournir que du jambon et des oignons : le village n'a pu lui procurer des oeufs ni une salade - et d'ailleurs il n'avoit pas une goutte d'huile - MAIS NOUS AVIONS DEUX DINDONS, UN PATE & DES LANGUES, ET AVEC DU VIN CE BORDEAUX, NOUS AVONS MANGE COMME QUATRE. Le c[om]te, M. [James] Carret son secr[étai]re interprète, Auguste [fils de Michel-Louis-Étienne, ancien officier d'ordonannce de Napoléon Ier et futur maréchal du Second Empire] & moi, NOUS AVONS ETE ENSUITE TROUVER DES LITS COMPOSES D'UNE PAILLASSE DE MAIS & D'UN LIT DE PLUMES - nous avions de précaution porté des couvertures, & avec cela nous n'avons pas gelé & nous avons dormi.
LE LENDEMAIN, C'ETAIT HIER, NOUS SOMMES ALLES A 8 MILLES VOIR UNE AUTRE MAISON, très voisine de celle que je t'ai décrit. Il est impossible de trouver un plus parfait contraste. La tenure de celle-ci n'est que de 130 acres, mais la maison, sans être plus grande, est un petit miracle de bonne tenue, de conservation, d'ordre & de propreté, un grand vestibule en bas, un sallon, une salle à manger, une chambre à coucher, des offices, & une salle pour les gens avec une cuisine, rangés à merveille. Des vaches, des génisses, des veaux, des boeufs, des chevaux, des poulains, des mérinos vaguans dans les terres autour de la maison, et les écuries, les granges, les remises, les greniers, enfin tout ce que nous appellons servitudes, tenues à ravir. LE MAITRE DE LA MAISON AVEC UN AMI, SA FEMME & SA BELLE-SOEUR, DEJEUNOIENT AVEC UN MORCEAU DE PORC ROTI & FROID, DES GALETTES DE BLED NOIR OU SARRASIN, METS FAVORI DU PAIS, ET DU THE - peu après, à une table presqu'aussi propre, nous avons vu les gens manger la même chose. Le femme ne veut plus rester à la campagne, elle veut habiter New York, et le mari vend à regret le domaine qu'il a créé...
Il n'y a dans l'achat des terres une chance de péril & de succès, de bien-être & de ruine. Puissions-nous ne pas être forcés d'en courir aucune dans le païs. je ne veux pas t'en éloigner dans le cas où ce seroit notre ressource, mais je ne veux pas non plus que tu le voie[s] trop en beau, car LES HABITATIONS SONT DES CABANES DANS DES DESERTS. ON Y A LE NECESSAIRE AVEC ABONDANCE, MAIS IL Y FAUT RENONCER A TOUTES LES PETITES JOUISSANCES DE LA VIE, A CETTE ELEGANCE DE MOEURS QUI EN FAIT LE CHARME, A TOUT CE QUE LES HABITUDES D'UNE VIE PARISIENNE ONT ERIGE EN BESOIN. Je serois bien attristé pour toi, cher amour, si je te voyois confinée dans un tel lieu... » (5 pp. 2/3 in-4, adresse au dos).

Sur Laure Guesnon de Bonneuil, épouse de Regnaud, voir ci-dessus le n° 85.

Lettre écrite dans la maison américaine de Joseph Bonaparte
[Point Breeze près de Bordentown dans le New-Jersey, probablement juin 1816]. « ... JE HAIS DE TOUTES LES PUISSANCES DE MON AME LE GOUVERNEMENT ANGLOIS, & plusieurs hommes de ce païs à qui l'Europe a dû & devra ses malheurs, MAIS IL EST DES ANGLOIS QUE J'AIME & ESTIME, et Castlereagh ne me fera jamais être injuste envers M. BRUCE & LORD LANDSDOWN... » Il mentionne ici Robert Stewart, vicomte Castlereagh, ministre des Affaires étrangères de l'Angleterre ; Michael Bruce, qui fut l'amant de l'aventurière Lady Stanhope comme de la maréchale Ney, et qui aida le comte de Lavalette à s'évader en 1815 ; Henry Petty-Fitzmaurice, marquis de Lansdowne, membre de la Chambre des Lords, cousin de Lord Holland, comme lui membre influent du parti whig, libéral et francophile... Regnaud évoque également longuement le sort de ses proches, les incertitudes de l'avenir, avec remarques inquiètes mais pleines d'espoir : « ... Je crois à une destinée, ouvrage d'une Providence souvent plus sage que nous. Il ne faut pas laisser prendre au sentiment assés de force pour qu'il repousse les conseils de la raison. Quand les fondemens de notre avenir sont ébranlés ou détruits, il faut bénir le sort qui jette d'autres bazes de confiance & d'espoir... Parlés de moi à l'excellent chansonnier, je lui écrirai, à m[a]d[am]e Delambre, à son mari. Est-ce que par M. Humboldt, qui est de retour, vous ne pouvés pas avoir des renseignemens sur ce qu'on peut tenter dans le choix de sa résidence en Europe? J'ai appris avec plaisir qu'il étoit de retour à Paris... » (2 pp. 2/3 in-4). Il s'agit là du poète et auteur dramatique Antoine-Vincent Arnault (beau-frère de l'épouse de Regnaud), qui fut un proche de Napoléon Bonaparte sous le Consulat et qui fut compris dans l'ordonnance de proscription de juillet 1815 ; de l'astronome Jean-Baptiste Delambre, qui mesura la longueur du méridien pour déterminer le mètre décimal ; de l'épouse de celui-ci, Élisabeth Sinfray, amie intime du naturaliste et grand voyageur allemand Alexander von Humboldt.
Seconde mère de la femme de Regnault de Saint-Jean-d'Angély, Marie-Barbe Guesnon de Bonneuil, était en fait la cousine de celle-ci. Elle avait épousé Louis-Marie Hutot de La Tour, ancien intéressé dans les affaires du roi puis administrateur des hôpitaux militaires, devenu un des plus importants actionnaires de la Banque de France. Alors que la mère de Laure était souvent absente, madame de La Tour, de vingt ans son ainée, joua véritablement auprès d'elle un rôle maternel. Regnault, qui l'appelait parfois « maman », semble avoir nourri pour elle une forme d'amitié amoureuse.
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