Lot n° 84

REGNAUD DE SAINT-JEAN-D'ANGÉLY (Michel-Louis-Étienne). — Lettre autographe signée de son initiale à son épouse Laure. — New York, 24 octobre [1815]. — 6 pp. 1/4 in-4, adresse au dos.

Estimation : 400 - 500 €
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Description
BELLE LETTRE D'EXIL D'UN ANCIEN CONSEILLER ET MINISTRE DE NAPOLEON Ier, ECRITE A SON ARRIVEE AUX ÉTATS-UNIS.

« ... C'EST LE SAMEDI 21 A 10 HEURES DU SOIR QUE NOUS AVONS JETTE L'ANCRE DEVANT NEW YORK. Les habitans seuls du païs, au nombre de 4, ont débarqué pour aller dans leurs maisons, & tous les Français, ne sachant où trouver un gîte à une telle heure, sont restés à bord - et comment auroit-on trouvé à se loger à une telle heure, quand, le lendemain, nous avons inutilement tâché de trouver place dans une auberge. Les logemens les meilleurs, où on vit à table d'hôte pour une gourde et demie ou deux gourdes par jour [la gourde avait été la monnaie de transaction dans les colonies françaises des Antilles], ne vous fournissent qu'UN LIT FORT MAUVAIS DANS UNE CHAMBRE OU VOUS N'ETES PAS SEUL LA PLUPART DU TEMPS. Il y a aussi des pensions à une gourde par jour, où ON MANGE A L'AMERICAINE 20, 30 & JUSQU'A 40 DANS UNE GRANDE SALLE comme celles où on fait noces & festins. Il y a quelques pensions bourgeoises du coin, tenues par des Français, où on est moyennant une gourde, mais très mal... M. Lescalier, cy-dev[an]t consul général, dont le successeur est arrivé il y a 8 jours, nous a offert sa table & deux lits - nous avons préféré cette proposition d'un vieil ami, jadis mon obligé... Quant à l'établissement pour l'avenir, j'ai eu un moment l'espérance que Lescalier resteroit jusqu'au mois de mai parce qu'il a sa maison louée jusque là, mais il n'y a pas à présent lieu de l'espérer. J'aurois contribué à la dépense & vécu avec lui, cela étoit convenu - mais n'ayant aucune fortune, il veut... vivre ici dans une ville moins dure que New York - en effet, tout est ici hors de prix [Regnaud détaille ici longuement le coût de la vie à New York : logement, nourriture, objets du quotidien, blanchissage, etc.] Je n'exagère pas en disant qu'ici on n'obtient pas avec 25000 par an ce qu'on auroit à Paris en dépensant 10000 ff. SI LE SORT NOUS OBLIGE A NOUS FIXER EN AMERIQUE, IL SERA, JE CROIS, IMPOSSIBLE, DE S'ETABLIR A NEW YORK. PHILADELPHIE, BALTIMORE, PASSENT POUR ETRE BEAUCOUP MOINS CHERS...

Les journaux ont annoncé mon arrivée dès le dimanche matin, & le soir J'AI REÇU DES VISITES DE FRANÇAIS REFUGIES RECEMMENT OU ANCIENNEMENT, & DE PLUSIEURS AMERICAINS PATRIOTES, c'est-à-d[ire] opposés à ceux qui tiennent pour les Anglois. Le consul de Suède, quelques personnes que j'ai vues autrefois en France, m'ont prévenu de civilités. Je n'ai encore remis aucune de mes lettres de recommand[ati]on. M. Parisle, celui à qui Ouvrard m'a adressé, est dans ses terres près de l'Ohio, & ne revient que le mois prochain. Mais j'ai reçu dès le dimanche la visite d'un homme que je ne connaissois pas, M. [James] Carret, attaché à M. Rey de Chaumont, françois, riche propriétaire ici [le financier franco-américain James Le Ray de Chaumont], et qui est secrétaire DE J[OSEPH] BONAPARTE, LEQUEL EST ARRIVE ICI IL Y A 6 SEMAINES... JE L'AI VU, LUI... NI LUI NI LES SIENS NE SONGENT A CONTINUER AUCUN ROLE POLITIQUE ET N'ASPIRENT QU'A VIVRE EN PAIX DANS UN COINS DU MONDE. Pour moi, chère enfant, c'est aussi après la paix et après toi & les nôtres que mon pauvre coeur aspire... Cependant, mon amour, plus je vois ce païs moins je trouve qu'il convient pour toi sous tous les rapports. Le froid surtout qui y règne si longtems te seroit insupportable...

BEAUCOUP DE FRANÇAIS, CEPENDANT, ANNONCENT L'INTENTION DE RESTER ICI OU D'Y VENIR. J'AI VU DES REFUGIES de la Guadeloupe & de La Martinique où on porte la cocarde blanche & noire & où les Anglois commandent, qui songent à s'établir sans savoir où encore. L'IDEE D'UNE COLONIE FRANÇAISE EST DANS BEAUCOUP D'ESPRITS [allaient bientôt naître la Vine and Olive Colony et le Champ-d'asile], et c'est avec cette consolante chimère que beaucoup d'entre eux adoucissent le présent & colorent moins tristement l'avenir. Parmi ces pauvres réfugiés, courageux, résignés, français dans l'âme, j'en ai trouvé deux que je veux te mentionner spécialem[en]t [il évoque la situation de deux émigrés des Antilles et précise :] Les malheureux ont fui le déshonneur & la persécution, ils ont refusé de porter cette cocarde mi-angloise, et de prendre part à la capitualtion où on a stipulé que les off[icie]rs & ad[ministrateu]rs français retoureneroient en France à la disposition de Lord Wellington - plusieurs off[icie]rs & soldats décorés de la Légion se sont dérobés par une mort volontaire à ces honteuses stipulations... »

HOMME DE CONFIANCE DE NAPOLEON BONAPARTE, MICHEL-LOUIS-ÉTIENNE REGNAUD DE SAINT-JEAN D'ANGELY (1760-1819) était avocat de formation. Un temps journaliste, il fut élu député aux États-généraux. Surtout, nommé intendant général des hôpitaux de l'armée d'Italie en 1796, il put rencontrer Napoléon Bonaparte et s'attacha à son service. Parti pour l'Égypte avec lui, il fut posté à Malte comme commissaire de la République (juin-novembre 1799). Il fit ensuite partie du groupe d'hommes ayant assisté Napoléon Bonaparte à réussir son coup d'État du 18 brumaire : il entra alors au Conseil d'État dont il dirigea la section de l'Intérieur (1802), fut procureur général près la Haute Cour impériale (1804), secrétaire d'État en charge de la famille impériale (1807). Ayant accepté un portefeuille de ministre durant les Cent-Jours, il fut compris dans l'ordonnance de proscription en 1815, et vécut un temps en exil aux États-Unis. Gracié en 1819, il mourut le jour même de son retour en France. Si Stendhal, dans ses Souvenirs d'égotisme, le décrit comme un « charlatan effronté » à « la grossièreté énergique », et si la duchesse d'Abrantès, dans son Histoire des salons de Paris (1836-1837), le présente comme souvent mal aimable ou quelque peu brutal, elle lui trouve des qualités d'orateur, souligne au fond sa grande bonté, et rappelle sa fidélité sans faille à Napoléon Ier.

UNE DES « MERVEILLEUSES » DE LA REVOLUTION, LAURE GUESNON DE BONNEUIL était d'une grande beauté : son portrait par son ami le peintre Gérard en garde un témoignage éclatant. Dans son Histoire des salons de Paris, la duchesse d'Abrantès qui était liée avec Laure, écrit que « c'est une femme qu'on recherche, qui plaît et qu'on aime quand on la connaît ». De fait, Laure, qui tint un salon couru sous le Consulat et l'Empire, eut une vie sentimentale d'abord très agitée. Née Augustine-Françoise-Éléonore, mais dite Laure, elle était la fille de Nicolas Guesnon de Bonneuil, maître d'hôtel de la comtesse d'Artois et premier valet de chambre de Monsieur, comte de Provence, et de Michelle de Sentuary, créole dont la beauté ravageuse fit la gloire des salons parisiens à la fin de l'Ancien Régime, collectionna les amants, fut une des « berceuses » du financier Beaujon, et fut aimée du poète André Chénier qui la chanta sous le nom de Camille. Amie de la peintre Vigée-Lebrun, Michelle Sentuary joua un rôle dans les tentatives d'évasion de Louis XVI et de Marie-Antoinette, et oeuvra comme agent royaliste en Europe sous la Révolution et l'Empire. De son coté, Laure avait épousé un bonapartiste convaincu et demeura elle-même fidèle à l'Empire malgré l'aversion que Napoléon Ier manifesta à son égard : inquiétée sous la Restauration, elle fut tirée d'affaire par sa mère qui avait du crédit à la Cour de Louis XVIII.

REGNAUD DE SAINT-JEAN-D'ANGÉLY (Michel-Louis-Étienne). Ensemble de 2 lettres autographes. États-Unis, 1815 et 1816.

INTERESSANTES LETTRES EVOQUANT EGALEMENT LE SEJOUR DE JOSEPH BONAPARTE EN AMERIQUE. De 1815 à 1832, celui-ci vécut près de Philadelphie sous le nom de comte de Survilliers, entretenant de bonnes relations avec les autorités américaines. Sa propriété de Point Breeze, dans le New Jersey, devint le point de ralliement des bonapartistes aux États-Unis.
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