Description
cahier de la quatrième série des Cahiers de la Quinzaine, 16 juin 1903, intitulé Affaire Dreyfus.{CR}« Non seulement le philosophe, l’artiste, le savant ne règnent pas, mais ils ne sont pas populaires ; et plus ils sont grands, plus ils ne sont pas populaires ; ils ne sont pas envers le peuple du même ordre que sont avec lui les populaires, l’orateur, le comédien, le parlementaire, le chanteur, le chef d’orchestre ; le grand philosophe, le grand artiste, le grand savant ne règne pas, quand un orateur petit règne. Il y a dans leur modestie, dans leur patience, dans leur tristesse, dans la gravité, dans la difficulté de leur travail un fond d’amertume qui les rend impopulaires et ingrats. Le peuple veut qu’on soit plus malin que ça, et qu’on fasse le malin. Il est à peu près impossible qu’un vraiment grand philosophe soit populaire. Les artistes qui sont devenus populaires le sont devenus en contrariété de leur art. Ce que le peuple aime dans un grand savant, quand il aime un grand savant, comme Pasteur, ce n’est pas la science même et ce n’est pas le savant, ce n’est pas l’enquête inlassablement poursuivie de la nature, ce n’est pas une vie de travail méthodique, intelligent, scientifique et artistique, ce n’est pas la continuité de l’enquête et la constance de la vie, c’est au contraire ce qu’il y a de plus contraire à l’esprit scientifique, c’est le merveilleux, le miraculeux fortuit, indéterminé, fatal, ou fataliste ; c’est tout ce qu’il y a en effet de non scientifique, d’artistique ou de naturel dans le travail artistique ou scientifique, dans le génie de l’invention ou de la découverte, dans le bonheur de la découverte extérieure, ou dans le malheur de la déconvenue, dans le bonheur ou dans le malheur de cette découverte ou de cette déconvenue intérieure qu’est la force ou la faiblesse de combinaison, d’invention, l’invention étant en ce sens une découverte intérieure ; inventer, c’est découvrir en soi dans une plus grande richesse native de combinaisons, dans plus de souplesse, dans plus de variété le joint que les autres chercheurs n’avaient pas découvert encore en eux. […] Le peuple aime les artistes et les savants quand il croit qu’ils sont malins. Au contraire l’orateur, le comédien, le tribun, le chef d’orchestre directement règnent […] Le prédicateur aussi règne, étant un orateur ; et il y a beaucoup plus du prédicateur dans les autres espèces d’orateurs qu’on ne le croit généralement ; […] de tous les orateurs, le prédicateur est celui qui exerce le plus et le mieux, le plus abondamment, le plus somptueusement, le plus confortablement l’autorité du commandement oratoire ; aussi est-il de tous 1es orateurs celui que les autres envient secrètement, consciemment ou inconsciemment, et sur qui le plus volontiers ils se modèlent. De plus en plus, en partie pour cette cause, les grands discours, même populaires, deviennent des prédications, les grandes réunions, souvent les plus révolutionnaires, à ce qu’elles se prétendent, se transforment en de véritables prêches […] Les meetings sont devenus rituellement des vêpres. Et L’Internationale remplace le Magnificat. Les orateurs tendent tous à exercer l’autorité du commandement oratoire comme le prédicateur »… Etc.{CR}Œuvres complètes en prose (Bibl. de la Pléiade), t. I, p. 1148-1152.
