Lot n° 120

MESSIAEN (Olivier) et Claire DELBOS — 6 lettres autographes d'Olivier Messiaen à Claire Delbos, et environ 85 lettres et cartes de celle-ci à Olivier Messiaen.

Estimation : 1500 - 2000 €
Adjudication : 2 750 €
Description
1939-1940. IMPORTANTE CORRESPONDANCE CROISEE ENTRE LES DEUX EPOUX. Olivier Messiaen était alors mobilisé comme soldat dans l'infanterie, au 620e régiment de pionniers, et n'avait pas encore été fait prisonnier. Claire Delbos séjournait alors dans la propriété de sa famille dans le Cantal, à Neussargues-Moissac, aujourd'hui Neussagues-en-Pinatelle. Les lettres de cet ensemble livrent de précieuses indications sur cette période dramatique de leur vie, où se mêlent l'angoisse de la guerre, l'assurance d'un amour sincère, la joie que représente leur fils, mais aussi la musique et la foi comme expérience et vérité partagées. Sont par exemple évoquées des compositions d'Olivier Messiaen comme Thème et variation pour violon et piano (1932), ou l'œuvre pour orgue Les Corps glorieux, sept visions brèves de la vie des ressuscités, achevée de composer en août 1939 et qui ne serait créée par le compositeur qu'en 1941 (en privé) et 1945 (en public).

PREMIERE FEMME D'OLIVIER MESSIAEN, LA VIOLONISTE ET COMPOSITRICE CLAIRE DELBOS (1906-1959) était la fille du philosophe Victor Delbos. C'est au Conservatoire de Paris qu'elle rencontra le compositeur (qui l'a surnommait « Mi », en référence à la chanterelle du violon), ils se marièrent en 1932, et eurent un fils en 1937, Pascal. Olivier Messiaen composa pour elle Thème et variations, comme cadeau de mariage, mais aussi Poèmes pour Mi (1936) et « Bail avec Mi », premier morceau de la suite Chants de Terre et de Ciel » (1938). Comme compositrice, Claire Delbos produisit des œuvres personnelles, notamment sur des poèmes de Cécile Sauvage (mère d'Olivier Messiaen), et comme violoniste créa la pièce de celui-ci Thème et variations. Leurs échanges musicaux furent fructueux, quoiqu'ils aient conservé des styles personnels de composition distincts. Affectée par les épreuves morales de la guerre, Claire Delbos perdit progressivement la raison, et dut être internée à partir de 1953.

« Petite chérie... j'ai repris confiance dans mon talent... »
MESSIAEN (Olivier). 6 lettres autographes à Claire Delbos. S.l., [probablement hiver 1939-1940]. Environ 13 pp. in-12 carré au crayon sur papier bleu.
– « Petite chérie, j'espère que tu n'as pas eu une trop mauvaise ou trop triste nuit. Pense toujours que ton grand ne t'oublie pas une minute et que toutes mes actions me rappellent directement ou indirectement la chérie absente, et pense aussi que si ton lot est bien douloureux, tu as connu le plus beau de tous les sentiments, sentiment donné et rendu. COMME JE T'AIME, MA DOUCE, MA TENDRE, CHERE PETITE CHERIE... »
– « ... Ta dernière lettre était un peu triste. La fin est cependant très belle, d'un seul élan d'amour. J'ai été si ému en lisant le lettre précédente ! Il me semblait revivre ces doux et poétiques moments de nos fiançailles ! Ta mémoire aimante et fidèle les a bien retracés dans toute leur féerie... Garde ton beau moral qui me fait tant de plaisir. Garde le, rien que pour me faire ce plaisir. Et pour le physique, tu te portes, au fond, bien et tout cela sera peu de chose. Et là, ce n'est plus l'amour mais les prières du chéri qui t'aideront. PRIERES PLEINES DE FOI ET D'ESPOIR. D'UNE FOI SURE, CERTAINE, D'UN ESPOIR TOTALEMENT CONFIANT... »
– « ... Il faut... que ton moral soit toujours heureux et également joyeux. Prends exemple sur moi : J'AI REPRIS CONFIANCE DANS MON TALENT, je ne pense plus à l'O.S.P. [Orchestre symphonique de Paris] mais à mon "hymne" et TOUT CELA ME SERA UNE OCCASION DE TRAVAILLER DAVANTAGE ET DE ME PERFECTIONNER. QU'IMPORTE LES AVIS EXTERIEURS ; l'on est satisfait de soi-même ! Et qu'importe qu'il neige, pleuve ou vente, si à l'intérieure de la maison il y a la belle flamme d'amour qui réchauffe, éclaire, distrait. Sous le manteau de glace des étangs gelés, les algues continuent leur vie lente et le printemps est caché sous l'hiver... Si comme Violaine [personnage de deux pièces de Paul Claudel, La Jeune fille Violaine et L'Annonce faite à Marie] rien ne peut arracher ma petite de mes bras et je saurai bien la protéger, comme Violaine aussi tu es un grand trésor, mon trésor que je dois jalousement garder de toute vicissitude, mon trésor plein de pureté et de désintéressement, mon trésor riche de toutes les richesses du cœur et de l'âme et de l'esprit... »
– « ... Nous devons être fiers de ce beau sentiment qui fait de nous un seul être, un seul cœur, une seule pensée... »
– « Petite chérie, JE TE COPIE L'ARTICLE DE [GEORGES] DANDELOT SUR LE THEME ET VARIATIONS : "OLIVIER MESSIAEN EST UN DES PLUS DOUES PARMI LES COMPOSITEURS DE LA JEUNE GENERATION. Si la renommé des artistes allait de pair avec leur valeur, Messiaen devrait avoir une des premières places, sinon la première, parmi les musiciens de son âge. Sa nouvelle œuvre "Thème et variation" dénote une grande maîtrise et une forte personnalité..." Voilà ce beau commentaire de notre morceau favori, du tien, petite chérie... »
– Etc.

« Mon petit Oli...
quelle libération de l'âme et du cœur... cette absolue "liberté d'être toi"... »
DELBOS (Claire). Importante correspondance d'environ 85 lettres et cartes adressées à Olivier Messiaen. Neussargues (Cantal) principalement, septembre 1939-janvier 1940. 3 enveloppes conservées
– 13 septembre 1939 : « ... Appuyons-nous bien fort l'un sur l'autre dans une unité toujours plus profonde. J'AUGURE BIEN DE CETTE EPREUVE SI DOULOUREUSE. TOI, PLUS FORT PHYSIQUEMENT ET MORALEMENT, CREANT LES ŒUVRES GRANDES QUE L'ON ATTEND. Du reste, je ne sais si c'est dû à l'atmosphère d'angoisse dans laquelle nous vivons depuis un an, ou simplement à une évolution strictement personnelle, mais LES "CORPS GLORIEUX" SE CAMPENT EN HAUTE MONTAGNE. Je garde précieusement les indications que tu m'as données à leur égard : nous rirons de joie devant leur inutilité... »
– 19 septembre 1939 : « Je retire mes interrogations au sujet de "VIE POUR DIEU DES RESSUSCITES". Je n'en n'avais pas vu, de prime abord, la copie au verso d'une autre pièce. Je t'envoie copie de tes titres avec q[uel]ques registrations pour le cas où – réfléchissant dessus – tu trouveras quelqu'indication supplémentaire à me transmettre et aussi – et beaucoup – pour te consoler – et te réjouir en repensant à CETTE BELLE ŒUVRE QUI M'A DU PREMIER COUP DONNE CETTE SENSATION DE GRAND qui m'atteint si "rarissimement"... NOUS AURONS CETTE JOIE COMMUNE D'ETUDIER ENSEMBLE LA MISE AU POINT DES REGISTRATIONS, de nous mettre en colère après Leduc, Durand et Cie [éditions musicales] et de nous réjouir à la parution... Cette joie "énorme" en plus de toutes les autres... [Suit le détail de cette suite pour orgue avec indication des registres]... »
– 10 octobre 1939 : « ... MERCI POUR LES ENCOURAGEMENTS A LA COMPOSITION. J'essaye d'en tenir compte mais cela ne marche guère. JE PENSAIS L'AUTRE JOUR AU "LIVRE DE LA JUNGLE" ET A [CHARLES] KOECHLIN ET [GEORGES] MIGOT QUI Y AVAIENT PENSE... L'idée m'était venue d'écrire sur "le repaire de Kaa" (c'est du beau et bon boa qu'il s'agit). SI TU AS LE TEMPS, GRIFFONNE-MOI UN THEME (en clé de la – adéquat au sujet, bien entendu). J'aimerais quelque chose dans le genre de la Fugue sur le nom de Bach – si majestueuse – ou de ces deux ou trois pièces du Tombeau de Dukas qui employaient, je crois bien, le même thème ré sol ré la si [la Pièce pour le tombeau de Paul Dukas composée par Olivier Messiaen en 1935, et peut-être la Fugue sur le nom de Bach de Robert Schumann ou la Fantaisie et fugue sur le nom de Bach de Franz Liszt]... »
– 22 octobre 1939 : « ... MERCI POUR LE THEME QUE J'AI ETE DECHIFFRE[R] ILLICO SUR L'HARMONIUM... et qui me plaît bien (à propos [d'] harmonium, il est beau, cet instrument : c'est l'orgue de St-Sulpice dans le genre harmonium : moelleux, rondeur, profondeur... Quand on ouï[t] ceux des églises on est saisi par le charme de celui-là). Merci donc, me voici bien encouragée au travail par cette collaboration... »
– 13 novembre 1939 : « ... Mais oui ! C'EST ABSOLUMENT INOUÏ QUE TU AIES PU JOUER PAR CŒUR LE 1er MORCEAU DE LA SONATE EN TRIO DE BACH ET LA TOCCATA DE W[IDOR], surtout le Bach ! Je te félicite bien fort, mon chéri... ET TOUTES CES IMPROVISATIONS MODERNES... Oh, mon chéri, que je suis contente pour toi à l'évocation de toutes ces "débauches" musicales ! Je suis contente, contente, mon petit Oli ; cela doit te faire tant de bien moralement, spirituellement et artistiquement ! J'ai la conviction que, loin de perdre, tu vas gagner beaucoup... ET QUELLE LIBERATION DE L'AME ET DU CŒUR, QUELLE SENSATION D'ESPACE, CETTE ABSOLUE "LIBERTE D'ETRE TOI"... »
– 1er janvier 1940 : « ... MERCI POUR LE THEME MUSICAL QUE J'AI NATURELLEMENT DECHIFFRE ILLICO ET QUI M'A PLU, BIEN QUE JE LE TROUVE UN PEU TROP "VIOLONISTIQUE"... COMME LE PRECEDENT, du reste... Ne t'en froisse pas... J'éviterai de tomber dans le genre "ménétrier" qui s'accorde... (suis-je méchante...) et en ferai au contraire quelque chose de blanc et de nostalgique... Ne t'inquiète pas surtout pour TES "CORPS GLORIEUX". Je les ai sorti de ton sac et les ai mis, bien entourés, sur l'harmonium, ce qui me permet d'y jeter de loin en loin un coup d'œil discret... »
– Claire Delbos rédige en outre une longue critique musicale d'un récital d'orgue donné à la TSF où furent jouées les Trois pièces de la Nativité du Seigneur, composées par Olivier Messiaen en 1935-1936 (lettre du 12 décembre 1939). Elle interroge son mari sur la chronologie de ses œuvres pour piano, répond à ses demandes d'envoi de partitions pour des œuvres de Béla Bartók, Ludwig van Beethoven, Alban Berg (Suite lyrique), Maurice Ravel, Arnold Schönberg (Pierrot lunaire), et évoque aussi le pianiste, chef d'orchestre et pédagogue Alfred Cortot, le critique musical italien Guido Piamonte, le compositeur André Jolivet (avec qui Olivier Messiaen avait fondé les groupes La Spirale, en 1935 – Claire Delbos en fit partie – et « Jeune France » en 1936), l'écrivain Claude Vermorel (pour son projet d'œuvre lyrique commémorant Jeanne d'Arc), etc.

JOINT, 2 lettres autographes signées à Olivier Messiaen : une de son fils Pascal (Neussargues-Moissac, vers 1940), et une du critique musical Auguste Mangeot, fondateur de l'École normale de musique de Paris avec Alfred Cortot (Paris, 28 septembre 1939, concernant le versement en retard du traitement d'Olivier Messiaen comme professeur cette école).
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