Description
♦ Manuscrit complet du dernier recueil poétique de Queneau, avec un dossier complémentaire.
Morale élémentaire a paru en octobre 1975 chez Gallimard dans la collection Blanche ; Queneau y a travaillé d’avril 1973 à mai 1975. Il s’agit du dernier recueil poétique de Raymond Queneau, et de son dernier livre. «Morale élémentaire, c’est ce que j’ai écrit de mieux », note-t-il dans son journal quelques mois avant sa mort. Le recueil, divisé en trois parties, repose sur une structure cachée complexe. La première partie est composée de 51 « lipolepses », forme inventée par Queneau dans la lignée des exercices oulipiens, les deux suivantes rassemblent 16 et 64 poèmes en prose, exprimant à la fois le moi et le monde, quête spirituelle avant la mort prochaine, organisée selon le Yi king ou Livre des changements, très ancien livre de sagesse chinoise.
Le manuscrit comprend les manuscrits des trois parties de Morale élémentaire. I. Le manuscrit de la première partie compte 50 pages chiffrées 1-50, au recto de feuillets de papier vélin (27 x 21 cm). Selon les dates placées à la fin de certains poèmes, l’écriture des poèmes a commencé en avril-mai 1973 pour s’achever le « lundi de Pâques 1974 ». Cette partie est composée de ce que Queneau a nommé des « lipolepses », terme forgé à partir de deux verbes grecs signifiant « je prends » et « je laisse ». Une note autographe de Queneau (1 p. in-4, avec sa dactylographie), jointe au dossier, et destinée à accompagner la publication de certains de ces poèmes dans La Nouvelle Revue française, définit la forme fixe de ces poèmes : « D’abord trois fois plus un groupes substantif plus adjectif (ou participe) avec quelques répétitions, rimes, allitérations, échos ad libitum ; puis une petite parenthèse de sept vers de une à cinq syllabes ; enfin une conclusion de trois plus un groupes substantif plus adjectif (ou participe) reprenant plus ou moins quelques-uns des vingt-quatre mots utilisés dans la première partie. Des vers de six, sept ou huit syllabes (huit au maximum) dans la parenthèse, mais l’ordre substantif-adjectif est absolument impératif. Des “raisons” purement internes ont déterminé cette forme qui n’a été précédée d’aucune recherche mathématique ou rythmique explicitable »…
Le premier poème du recueil («refait le 15 sept.» est-il noté sur le manuscrit) servira d'exemple :
«Isis sombre Fruit vert Animal tacheté
Néologismes clairs
Fleur rouge Attitude transparente Étoile orangé
Source claire
Forêt brune Sanglier roux Troupeau bêlant
Arbre clair
Un bateau
sur l'eau
seulabre
suit le courant
Un crocodile
mord la quille
en vain
Isis ocre Statue meuble Totem abricot
Néologismes clairs»
Ces poèmes à la structure inflexible n’ont rien d’exercices rhétoriques. Ils sont au contraire chargés d’éléments personnels et dessinent même une sorte d’autobiographie. On retrouve des allusions à sa femme Janine disparue, à son passage dans le surréalisme (« Songe creux / Songe pâle / Songerie blême / Singerie vide »), au bombardement du Havre («Ville rasée / Ville pliée / Ville concassée / Ruines générales »), au Saint-Germain-desPrés des années cinquante («Vertiges vainqueurs / Alcools rocailleux / Comptoirs sirupeux / Échos noachites »).
Un dossier de poèmes préparatoires ou écartés (14 ff. in-4 ou in-8, dont 6 sur papier de la nrf), à l’encre noire ou au stylo bleu, montre notamment que Queneau avait eu l’idée de composer des lipolepses à partir de poèmes célèbres de la littérature française, ou même de ses propres œuvres ; ainsi pour Mallarmé : «Glaive nu / siècle épouvanté / voix étrange / Sursaut vil », ou pour Pierrot mon ami : « moyenne petite / temps beau / autos électriques / manèges déserts » ; mais aussi Ronsard, du Bellay, Malherbe, Le Lac de Lamartine, Le Balcon de Baudelaire, Verlaine… II et III.
Le manuscrit, à l’encre noire, est paginé de 1-58, sur de feuillets arrachés à des cahiers d’écoliers à grands carreaux (22 x 17 cm), sauf le premier feuillet de papier vélin (27 x 21 cm).
Il présente des ratures et corrections (249 mots ou passages biffés, corrigés ou ajoutés), et des variantes.
Tous les poèmes sont datés, et ont été rédigés du 6 avril au 19 mai 1975, à raison d’un ou deux par jour. Les deux derniers poèmes du manuscrit seront placés en tête de la IIIe partie.
En tête du dossier, un tableau autographe (sur une page d’un cahier d’écolier) est divisé en cases où sont caractérisés en quelques mots les 16 poèmes de Morale élémentaire II et les 64 poèmes de Morale élémentaire III, d’après le Yi king, constitué de 64 kouà, parmi lesquels le Khièn représente le principe d’activité ou masculin et le Khouen le principe de passivité ou féminin. Dans le tableau dressé par Queneau, où dans chaque case figure un résumé en quelques mots de chaque poème, on peut découvrir la logique d’articulation des textes. On lit ainsi : « 33. la retraite de 1940. 34. aller en avant, Saint Léonard. 35. le printemps. 36. obscurité, forêt de Chantilly », etc. On voit donc comment s’est constituée la dynamique de l’imaginaire du poète ; chaque texte se nourrit d’anecdotes, de détails familiers, de souvenirs personnels, d’allusions littéraires ou mathématiques. Tous ces éléments se combinent, permettant une lecture polysémique de chaque texte. Le dernier poème du recueil invite d’ailleurs à reprendre la lecture depuis le début : « À onze heures cinquante-neuf minutes comme à vingt-trois heures cinquante-neuf minutes, la fin approche. L’aiguille marche avec précaution vers les ultimes secondes [...] Elle ne s’arrête point et continue sa course, si et seulement si l’animateur a bien remonté le système. On peut alors regarder avec satisfaction le parcours accompli. Pour en arriver là, il aura fallu remuer ciel et terre ». Ces deux derniers mots donnent l’un des sens du titre : cette morale est élémentaire parce qu’elle met en jeu les éléments du Cosmos.
On notera un poème entièrement raturé et écarté du recueil : « Le carnaval met son chapeau haut de forme et sa grande barbe, sa redingote et son gilet et même en plus de tout cela des gants blancs. En ce réussi déguisement,
il prend la première rue à gauche, puis la première à gauche donnant dans la précédente et ainsi de suite toujours à gauche. Il espère ainsi sortir du labyrinthe qu’il se construit à lui-même en déplaçant quelques petits blocs de pierre dure. Il patauge dans la boue des théâtres désertés.
Il se souille sans cesser son carnaval. Les déguisements s’effilochent, les décors pourrissent. Aimant malsain, le marécage attire les oiseaux du ciel. Ils s’en approchent et le considèrent : un chapeau haut-de-forme s’enfonce lentement dans la vase. Ils n’atterrissent pas sur ce terrain déjeté et reprennent leur envol. » On peut également relever ces lignes biffées : « Cinq minutes d’orthographe, cinq minutes d’arithmétique, cinq minutes
de grammaire, cinq minutes de géométrie, cinq minutes d’anglais, cinq minutes de géologie, cinq minutes de grec, cinq minutes de botanique, cinq minutes d’histoire, cinq minutes de zoologie, cinq minutes de géo-
graphie, cinq minutes de gymnastique, voilà une heure bien employée ». Les lipolepses et poèmes écartés ont été publiés dans les « Poèmes inédits » dans l’édition de la Pléiade (p. 923-934).
▬ On joint : un tapuscrit de 19 lipolepses préparé pour l’impression, sous le titre Poèmes, dans La Nouvelle Revue Française en janvier 1974 (21 ff. in-4, 3 corrections autographes) ; le tapuscrit complet du recueil préparé
pour l’impression (136 ff. in-4, avec indication typographiques).
Plus l’édition originale : Morale élémentaire (Paris, Gallimard, 1975), in-8
broché. Un des 58 exemplaires sur vélin pur fil Lafuma-Navarre (n° 39),
non coupé, à l’état de neuf.
Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, tome I, édition établie
par Claude Debon, 1989 (p. 609-699, 923-934, et notice p. 1451-1466).