Lot n° 73

BALZAC Honoré de (1799-1850) — MANUSCRIT autographe, Pensées, sujets, fragmens ; album in-8 oblong (13,7 x 21,8 cm), 110 pages sur 56 feuillets ; reliure de l’époque demi-chagrin rouge d’origine, plats de papier marbré.

Estimation : 200 000 - 250 000 €
Adjudication : 156 000 €
Description
Précieux carnet de travail autographe : le célèbre « garde-manger » de Balzac, d’une importance capitale, autant par les ébauches et plans de ses ouvrages que par ses passionnantes notations touchant à la vie de Balzac.

Le carnet comprend, outre le plat intérieur de la couverture (et un feuillet de garde ajouté tardivement), un feuillet de titre (non numéroté) et 110 pages (numérotées tardivement au crayon au recto) ; ces 56 feuillets sont tous écrits au recto et au verso, à l’exception de la page 101 qui est blanche ; le carnet s’achève par un autre feuillet de garde ajouté, et le second plat intérieur de couverture. Il s’agit ici d’un album oblong, composé (semble-t-il, car des feuillets détachés avec le temps ont été remontés) d’un cahier de 4 feuillets, de 8 cahiers de 6 feuillets, et enfin d’un dernier cahier de 4 feuillets ; soit en tout 112 pages, et les deux plats intérieurs. Ce carnet oblong est relié simplement : un dos de cuir rouge à grain long, et des plats de papier marbré, mesurant fermé 137 x 217 mm (les pages mesurent 130 x 210). Il porte à l’intérieur du premier plat une étiquette imprimée de «Werner / M d Papetier / Rue Vivienne N° 2 bis / Paris ». Ce type de carnet a souvent été utilisé à l’époque romantique pour dessiner, ou comme album amicorum; le papier est généralement blanc ou légèrement teinté, mais quelques feuillets sont de nuance chamois, brun ou grisé.

Sur chacun des plats intérieurs, Balzac a collé une gravure. En tête, c’est un tirage sur Chine de la vignette d’Achille Devéria gravée par Charles Thompson pour L’Album historique et anecdotique que Balzac avait imprimé en 1827 ; à la fin, une gravure (illustration pour Don Juan de Byron ?).

Si le titre a été soigneusement calligraphié par Balzac en grosses lettres anglaises sur la première page, la plupart des notes ont été jetées dans le carnet d’une écriture très rapide. L’encre utilisée est tantôt noire, tantôt brune, tantôt sépia ou ocre, parfois violette. Des notes sont biffées ou rayées de quelques traits de plume, parfois en croisillons ; certaines ratures sont plus soutenues et rendent difficile le déchiffrage : le simple mouvement ondulatoire de la plume peut se resserrer en une série de hachures, ou se transformer en un mouvement tourbillonnant, ou encore en arabesques appuyées qui surchargent lourdement l’écriture primi - tive pour en empêcher tout décryptage. Balzac voulait manifestement effacer toute trace d’un sujet qu’il avait traité, ou d’un calendrier de travail dépassé, ou d’un plan ancien d’organisation de ses œuvres rendu caduc par une nouvelle élaboration, comme s’il avait besoin de faire place nette pour aller de l’avant. Parfois même, un morceau de papier ou d’épreuve fixé par de la cire venait occulter la page rayée, comme on peut le voir pages 30 ou 44 (mais des traces de cire sont visibles sur les pages 7 et 15).

Dans ce carnet utilisé de 1830 à 1847, Balzac a noté des sujets, des pensées, des anecdotes, des mots entendus, des notes de lectures, etc. Selon sa sœur, il « appelait fort trivialement l’album où il consignait tout ce qu’il entendait de remarquable, son garde-manger » (Laure Surville, Balzac, sa vie et ses œuvres d’après sa correspondance, Calmann-Lévy, 1878, p. 73). On y trouve également des scénarios, des idées de titres, des calendriers de travail, des plans ou projets de classement des œuvres, des « sujets d’articles » (p. 35), quelques listes de personnages (p. 44, 66-67), des ébauches de textes comme «Analyse des Corps enseignans », mais aussi d’amusantes séries de proverbes détournés (p. 63-64, 72 : «Abondance de chiens ne nuit pas. Il ne faut pas couvrir deux lèvres à la fois », etc.), des listes de noms et adresses pour l’envoi de ses ouvrages, etc. C’est là par exemple que l’on trouvera la première idée de La Peau de chagrin, de Séraphîta, du Père Goriot, etc. On relève encore quelques dessins ou croquis : page 12, un plan de la Grenadière ; page 66, fesses et jambes d’une femme forte vue de dos ; page 100, une tête de profil ; page 102, un plan de la maison de la rue Fortunée ; enfin, page 87, une petite fleur est collée avec la mention : «Voyage du Simplon en 1846 ». Ce carnet avait également, en effet, une valeur sentimentale, comme en témoignent les dates inscrites sur la page de titre et qui célèbrent Madame Hanska : « 6 janv. naissance d’E », et : « Février 1833 27 7bre 1833 », marquant le vrai début de leur correspondance et leur première ren - contre à Neuchâtel. Ainsi, Balzac plaçait-il sous l’invocation de son Ève adorée ce carnet, Pensées, Sujets, Fragmens, véritable laboratoire de la création balza - cienne, qu’il désignait à Mme Hanska (le 10 octobre 1837) comme « mon livre où j’ai mis toutes les pensées de mes ouvrages, et tant de choses, [...] ce grand parc de mes idées »..
Il faut imaginer le carnet ouvert sur le bureau de Balzac. La Comédie humaine s’élabore ici sous nos yeux, le sujet des romans à venir est noté en quelques lignes. Ainsi, La Peau de chagrin : « L’invention d’une peau qui représente la vie, conte oriental ».
Le Père Goriot : « Sujet du Père Goriot. – Un brave homme – pension bourgeoise – 600 fr. de rente – S’étant dépouillé pour ses filles qui toutes deux ont 50.000 fr. de rente, mourant comme un chien ».
Séraphîta : « Les deux natures comme Fragoletta, mais un ange à sa dernière épreuve. Au dénouement elle se transfigure. Amour céleste entre elle et un homme et une femme. Prendre pour épigraphe adoremus in
ceternum. — « Les anges sont blancs », de Louis Lambert. — (Séraphîta en voyant dimanche 16 novembre le Séraphin de Bra) ».
Les Paysans : « Pour les Scènes de la vie de campagne. Qui a terre a guerre. La lutte entre les paysans de la circonscription et un grand propriétaire dont ils dévastent les bois. Le garde est tué, point de coupables. Un
mendiant comme Coupeaux, des vieilles femmes, l’air canaille, jalouses ; les caractères du garde, de sa femme, le seigneur, etc. »
Massimilla Doni : « Les deux amours (Études philosophiques). Un homme qui couche avec des filles et se trouve toujours impuissant avec la femme qu’il aime. L’âme absorbant tout à. elle et tuant le corps (triomphe de la
pensée). [Barré avec l’indication :] Fait avec Massimilla Doni ».
Citons encore l’idée du roman longtemps médité, et dont Balzac n’a écrit qu’une ligne : « Faire un roman nommé La Bataille, où l’on entend à la première page gronder le canon, et à la dernière le cri de victoire, et
pendant la lecture duquel, le lecteur croit assister à une véritable bataille comme s’il la voyait du haut d’une montagne avec tous ses accessoires, – uniformes, blessés, détails – la veille de la bataille et le lendemain
– Napoléon dominant tout cela – la plus poëtique à faire est Wagram parce qu’elle implique Napoléon au sein de sa puissance se mariant à une archiduchesse et qu’il y a un roman précédent pour le peindre national
aux Thuileries et un troisième ouvrage qui peigne les ressorts de sa ruine ourdie par le Metternich ».
On trouve des plans de classement des Études de mœurs et des Études philosophiques ; ainsi (p. 27) soigneusement biffé, le « Plan définitif des Études mœurs au 19 e siècle », comptant « 34 sujets ». Des projets : « Pour
les Scènes de la vie politique. Un homme d’État agissant pour le pays et pour lui, un pauvre diable pour sa famille. Les mêmes scènes en bas et en haut. Le ministre a une statue, l’artisan est au bagne. Intituler Les
Deux extrêmes » ; ou, destiné aux Scènes de la vie militaire, ce « Sujet pour les Vendéens. Une femme aimant un homme sans que cet homme le sache, protégeant celui qu’elle aime à son insu, sans qu’elle puisse
être récompensée par lui, le sauvant comme un ange gardien, n’en étant pas vue, et allant s’enterrer dans quelque coin parce qu’elle ne le peut épouser ».... Et, toujours pour les Scènes de la vie militaire : « Bataille de
Montenotte (le capitaine Farrabesche). Le pont de Lodi. Caporal. Gross-Aspern. Le mois passé dans la Lobau. Voir les pays traversés par le Prince Eugène. Bataille de Wagram. Aller à Dresde voir les champs de bataille
de la bataille de Dresde. Étudier les montages au bas desquelles a eu lieu l’affaire de Vandamme, malheur de Napoléon. Chercher une scène militaire du temps de la République. Avoir la collection des uniformes
prussiens »... On trouve également des projets pour le théâtre, pour les Contes drolatiques, etc. ; des plans de travail : « Mai 1843, à mon retour, il me faudra faire d’octobre 1843 à 8 bre 1844 : 1° fin de Béatrix, 1 vol. –
2° Gendres et belles-mères, 2 vol. 3° Un ouvrage en 3 vol. pour le tome VII. 4° Les Frères de la Consolation, 4 vol. 5° Le Député d’Arcis, 4 vol.
6° Les Vendéens, 3 vol. 7° Finir Esther, 2 vol. 8° Les Paysans, 2 vol. – Total 21 volumes à 3.600 f.=75.600 f. ».
Publié en 1910 par Jacques Crépet qui a ordonné ces notes sous diverses rubriques, puis en 1963 par Maurice Bardèche, d’après des photographies et en respectant l’ordre des pages du carnet, ce manuscrit, qui est pourtant un élément capital dans l’étude de la genèse des œuvres de Balzac, n’a cependant pas encore bénéficié d’une édition critique satisfaisante, et garde une partie de ses mystères.

PROVENANCE
Le carnet ne figurait pas au catalogue de la vente des livres et manuscrits de M me Veuve Honoré de Balzac des 25 et 26 avril 1882, mais c’est le libraire-expert de cette vente, M. Chasles (6 rue de Seine), qui le céda
à Gustave Clément-Simon (1833-1909), érudit et historien du Limousin, qui avait rassemblé une importante et précieuse bibliothèque dans son château de Bach près de Naves (Corrèze). Celui-ci en entreprit le
déchiffrement avec l’aide du vicomte de Lovenjoul, en vue d’une édition à laquelle Calmann-Lévy renonça. Après la mort de Lovenjoul en 1907, et à l’incitation de Jacques Crépet, Clément-Simon traite avec le libraire-
éditeur Auguste Blaizot, mais meurt avant d’avoir terminé son travail. C’est Jacques Crépet (1874-1952) qui le mène à bien et rédige une excellente préface, mais l’éditeur impose un essai de classification du texte, au lieu
de « l’intégralité de son désordre pittoresque ». L’ouvrage paraît en 1910 chez A. Blaizot. En novembre 1911, le manuscrit est proposé à la vente sur le catalogue 178 de la Librairie Auguste Blaizot sous le n° 4196 au prix de
6 000 fr., ainsi qu’un portefeuille ayant appartenu à Balzac (n° 4197). Le 17 mai 1912, Auguste Blaizot facture au marchand d’autographes Victor Lemasle l’album et le portefeuille pour la somme globale de 5 000 fr.
Peu après, Lemasle (qui n’a peut-être joué là qu’un rôle d’intermédiaire pour son voisin) les cède à l’éditeur et collectionneur Édouard Champion (1882-1938). En 1949, le manuscrit est encore la propriété de Julia Hunt
Champion qui, en juillet, donc après l’exposition Balzac (du 20 mai au 20 juin) chez Pierre Berès, charge ce dernier (qui l’acquiert pour lui-même) de le vendre pour 500 dollars ; le carnet reste ensuite entre les
mains d’Huguette Berès.

BIBLIOGRAPHIE
H. de Balzac, Pensées, Sujets, Fragmens, édition originale avec une préface et des notes de Jacques Crépet (A. Blaizot, 1910 ; édition jointe) ; H. de Balzac, Œuvres complètes, édition nouvelle établie par la Société
des Études balzaciennes (Club de l’Honnête Homme, t. XXVIII, 1963, p. 653-723 ; nouvelle édition, 1971, t. XXIV, p.659-726) ; René Guise, « Les mystères de Pensées, Sujets, Fragmens » (L’Année balzacienne 1980,
p. 147-162) ; Thierry Bodin, « Honoré de Balzac, Pensées, sujets, fragmens », in L’Artiste selon Balzac (Maison de Balzac, 1999, p. 125-126).

EXPOSITIONS
Balzac (librairie Pierre Berès, 1949, n° 188) ; Honoré de Balzac (Bibliothèque nationale, 1950, n° 370) ; L’Artiste selon Balzac (Maison de Balzac, 1999, n° 103).
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