Lot n° 228

PICABIA Francis (1879 - 1953) — Ensemble de 106 L.A.S. «Francis» principalement, 26 MANUSCRITS autographes, poèmes et DESSINS originaux, de 1918 aux années 1920, à Germaine EVERLING, et documents joints ; en tout 215 lettres ou pièces,...

Estimation : 30000 - 40000
Adjudication : 54 600 €
Description
montées sur onglets sur feuillets de papier vélin, le tout relié en 3 volumes in-fol., maroquin chagriné souple bordeaux, doublures et gardes de veau gris, titre doré sur les plats sup., chemises titrées, étuis. Exceptionnel ensemble d'archives provenant de Germaine Everling, qui fut la compagne de Picabia de 1918 à 1932 et joua un rôle artistique important à ses côtés. [Germaine EVERLING (1886 - 1976), mariée à Georges Corlin, rencontra Picabia en novembre 1917 chez le dessinateur George De Zayas, et entama rapidement avec lui une relation passionnelle.
Elle vint rejoindre le peintre en Suisse en 1918, alors que celui-ci traversait une grave crise nerveuse, fit avec lui un voyage à Étretat en avril 1919, et obtint qu'il vive avec elle et divorce de sa femme Gabrielle Buffet. Elle l'accompagna à Barcelone pour son exposition de 1922 chez Dalmau, et préfaça son catalogue pour son exposition parisienne chez Danthon.
Picabia et Germaine Everling ne se marièrent pas, mais eurent un enfant, Lorenzo. Leur union prit fin vers 1930, Picabia ayant succombé aux charmes de la nurse de Lorenzo, Olga Mohler, engagée à la fin de 1925, mais Germaine Everling conserva de l'attachement pour lui. Elle conserva précieusement le présent ensemble, témoin d'une période cruciale dans la vie de Picabia.] 106 lettres et cartes de Picabia dont 105 à Germaine Everling (1918 - 1919, sauf une vers 1926) et une de jeunesse à sa mère (vers 1885).
— Soit : 89 L.A.S. «Francis», 5 L.A. et 12 télégrammes. 2 des lettres sont illustrées en tout de 4 dessins originaux par Picabia, et 2 comprennent chacune un poème. Passionnante correspondance. Picabia affirme haut et fort son désir de nouveauté et sa détestation d'une certaine tradition établie : «Vollard est à Zürich, il fait des conférences sur Renoir. Je vais écrire un article contre cette ignoble peinture». Au milieu des critiques et des sceptiques, il défend l'éternelle actualité d'une peinture moderne avec une force de caractère peu commune : «la conviction empêche de s'occuper si les autres pensent ou ne pensent pas de la même façon. L'art suivra son évolution malgré les imbéciles et les cons [...] Et si à Paris l'on pense que l'art moderne est fini, c'est absolument la même chose de dire qu'il n'y a plus que la mort, et que les enfants ne viennent plus au monde. Merde, merde pour cette bande de cons»... Picabia parle de ses travaux d'écriture, de la préparation de sa revue 391, de sa collaboration à la revue Dada, de la rédaction et de la publica­tion de ses ouvrages : L'Athlète des Pompes Funèbres, Poésie ron-ron, Le Mâcheur de pétards (resté inédit et aujourd'hui perdu), ou encore Râteliers platoniques : «Ce livre est une épée que je passe au milieu du corps de bien des gens, je crois qu'il est mieux, tu sais le dernier est toujours le mieux»...

Cette correspondance jette un jour particulier sur ces années 1917 - 1919 si importantes, durant lesquelles Picabia engagea l'art moderne dans une voie nouvelle et participa à la grande aventure de Dada. On y découvre la profondeur de la crise dépressive qu'il traversait alors : accablé d'an­goisses morales et de douleurs physiques, il cite des passages d'Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche sur la souffrance... Cette tendance neurasthénique le marquera toute sa vie, et vers 1926 encore, il écrit à Germaine : «Tu vois, peut-être, il existe en somme une humilité naïve qui me rend pour tout à être disciple, à être disciple de moi-même comme dans le temps, mais aujourd'hui je me trompe ! Où ai-je les sens ! Cela ne peut pas être la vérité ! J'ai envie de m'enfuir intimidé et je voudrais sortir de ma tête aussi vite que possible pour ne plus rien voir ni penser»...

Ces lettres peuvent également se lire comme le témoignage d'une histoire d'amour passionnée. La vie affective de Picabia était alors chaotique, il se détachait de sa femme tout en lui faisant un quatrième enfant, s'autorisait des écarts avec une Roumaine rencontrée en Suisse, mais la vague la plus puissante était la relation fusionnelle qu'il engageait avec Germaine Everling et dont la présente correspondance conserve les échos parfois désespérés. Les moments d'abattement alternent avec moments d'enthousiasme, tous marqués par des accès de dérision à la fois libératoires et angoissants : «Il y a des moments où j'ai envie d'éclater de rire, tout me semble une blague dans la vie». La joie ne transparaît chez lui que dans les victoires sur le néant, dans l'assouvissement du désir amoureux, mais surtout dans l'accomplissement de l'acte créateur : «Je travaille beaucoup et cela marche, cela marche enfin comme je le désire, les idées arrivent»....

Dans ses lettres, Picabia pleure la mort d'APOLLINAIRE, évoque son amitié avec Marcel DUCHAMP, parle beaucoup des frères dessinateurs Georges et Marius De ZAYAS (ce dernier, rencontré chez Stieglitz, fut directeur de la Modern Gallery à New York, de 1915 à 1917, et l’un des premiers à exposer Picabia aux États-Unis)….

Nous ne citerons que quelques lettres.
– 10 février 1918. « Hier soir il m’a été impossible de vous écrire, du monde à la maison, fatigué, spleen terrible ; ce matin je suis mieux, il n’y a personne chez moi, c’est le Temple. Mon coeur est heureux, je vais faire une petite promenade cette après-midi avec vous, et comme vous m’aimez j’ai l’impression que vous comprenez tout, et que cette heure que nous viverons nous la prendrons au ciel, pour parler en poète. Les richesses de la vie sont les larmes, qui ne peut pleurer ne peut aimer, ces paroles ne sont pas mystérieuses n’est-ce pas. Je suis sachez-le l’homme qui veut s’asseoir dans une vallée et vous regarder sans dire un mot. Votre Francis. À tout à l’heure »…
– Gstaad (Suisse) 22 février 1918. « C’est un saisissement pour moi depuis ce matin de me trouver au milieu des montagnes de la neige et des gens avec qui il me sera impossible d’avoir la moindre intimité. Un coup d’oeil et c’est toujours très haut, voilà mon embêtement de sortir pour faire des promenades en Suisse, enfin je suis triste de tout, mais sois tranquille je vais me défendre bien vite contre une tristesse qui n’est que maladive car il faut que dans quinze jours je sois aussi bien qu’à l’âge de dix-huit ans, n’est-ce pas... Il y a des moments où j’ai envie d’éclater de rire, tout me semble une blague dans la vie mais encore bien plus ici, il n’y a que toi qui me semble être quelque chose de sérieux pour moi ; si tu savais comme tu es belle à côté de toutes ces femmes perméables ou imperméables du Winter Palace »...
– 23 février 1918. « Je travaille un peu chaque jour à un petit livre. J’ai le ravissement de croire que cela marche bien et une véritable joie tactile à écrire, il sera peut-être terminé pour ton arrivée car je ne pense pas qu’il ait plus de vingt pages d’impression. Enfin de seconde en seconde le temps passe au milieu de ces montagnes silencieuses et immobiles »...
– Bégnins, 15 novembre 1918.« Je travaille beaucoup et cela marche, cela marche enfin comme je le désire, les
idées arrivent et il m’est possible de faire un quelque chose de bien, je pense ? J’arrive à me vaincre et à remonter à la surface, les anciennes idées sont en ruines, mes tortures physiques sans nom vont se perdre
sans retour, je l’espère je suis très optimiste tu vois aujourd’hui, ce flot de courage va durer, je ne veux plus d’une vie douteuse. Il se passe en ce moment en moi une tragédie ; l’ancien et le nouveau Picabia après
mille aventures dans la mêlée. Grâce à ton aide le nouveau Picabia dans un moment d’équilibre unique sortira victorieux et enfin dans un grand coup au-dessus de l’abîme reprendra sa seule raison d’être, le travail et l’amour de la vie. Mais cela n’est pas mon seul objet, je veux aussi être près de toi et t’aimer tendrement. Je désire un coin de terre habitable sur les bords de Paris ou à New York pour peindre ou écrire. Plus d’horizons fugitifs. L’héroïsme purifié. Je t’aime et t’embrasse »…

— 26 manuscrits autographes, dont 22 poèmes (certains signés) :
– Une suite de 4 poèmes écrits à Martigues en décembre 1917 : Personnalité : « Ma proportion exigüe / Ne se trouve point dans ce régions »… ; Oiseau Réséda : « Un soir avec ses longs cheveux en arrière »… ; Poison ou Revolver : « Mante religieuse des images intérieures »… ; Odeur indicible : « Toiles d’araignée lamentables du marquis de faïence »…
– Échoué, 5 janvier 1918 (1 p. in-fol.), poème d’amour écrit pour Germaine Everling, recueilli dans Poèmes
et dessins de la fille sans mère (Lausanne, 1918) : « Devant moi la petite hauteur hasard / Galopait merveilleusement dans le lointain »…
– Nager, [1918] (1 p. in-fol.), que Picabia intégrera peu après dans un de ses dessins mécanomorphes intitulé Poème banal : « Je suis le mirage au-dessus de la littérature / des absinthes bourgeoises »….
– Une suite de 4 poèmes écrits à Bex en août 1918 : « Fleurs de l’oeil étendues »… ; Dimanche : « L’argenterie
fatiguait les domestiques »… ; Aspect de verrerie : « La lumière sur les plus noirs »…. ; Poème sentimental : « L’azur ruisselait sur nos bouches »…
– Chant caressé par le parfum désespéré, 28 novembre 1918 : « Le lac mirage deux fois Suisse / n’est pas un rêve »…
– Deux poèmes écrits à Gstaad en 1918 :
Poème pour Germaine : « Azur ivoiré ton corps »… ; Chaussons de Visières : « L’aurore de mon corps contenait tes bras noués »… Etc. 10 dessins originaux de Picabia (8 signés), auxquels s’en ajoutent 4 illustrant deux des lettres ci-dessus. Germaine Everling avait conservé dans son album une intéressante collection qui réunit des dessins de jeunesse datés de 1900 - 1901 (portraits masculins), des paysages tracés en 1918 dans le parc de Bex (Suisse), un portrait de Germaine Everling dessiné dans le même lieu, le chien Titi, une caricature de lui et Germaine Everling en soldat canadien et épouse esseulée (avec au verso une amusante critique de la Suisse de la main de Picabia), un portrait d’enfant daté de 1921 (probablement Lorenzo, le fils de Picabia et de Germaine Everling), un autoportrait-charge de lui malade (dans une lettre non datée)...

— 15 photographies de l’époque représentant Picabia, des proches, ou le concernant. Elles constituent une rare iconographie, en grande partie inédite : photographie de classe au collège Stanislas (1890), avec le groupe Dada (1918), en militaire, avec ses chiens, au volant de sa Mercer ( 1920) ; avec Germaine à Étretat (1919) et à Barcelone (1922) ; intérieur du château de Mai à Mougins (1930)…
— 58 lettres et pièces concernant Picabia.
– 2 dessins originaux de la fille de Picabia, Marie, représentant un petit chien, dont un avec la légende « Le Pilhaou-Thibaou » (titre du supplément de la revue 391 de Picabia).
–2 portraits de Picabia par son amie Marie de LA HIRE.
– Un manuscrit autographe de Germaine Everling, copie du texte de Picabia sur Cocteau et le groupe des Six, Pardon !!!, (paru le 10 juillet 1921 dans Le Pilhaou-Thibaou).
– 28 lettres et manuscrits adressés à Germaine Everling et parfois à Picabia, comprenant des lettres du père de Picabia (« La honte de Francis est de naissance de même que sa paresse. Et je préfère vos aimables lettres
humbles à celle de Francis illisibles » ; « Francis me navre, ce n’est plus Francis, mais Hamlet avec un crâne à la main ») ; de Germaine Everling (à Picabia : « Mon chéri, celui qui n’a pas le courage d’aller à son rêve
perd le droit au bonheur »…) ; du docteur Harb , qui soigna la dépression de Picabia en Suisse en 1818 - 1819 ; de Mme Grigoriu , qui fut l’élève et la maîtresse de Picabia en Suisse et dont le mari tenta de tuer le peintre ; du dadaïste Pierre de MASSSOT, grand ami de Picabia et gérant de 391 (4 lettres) ; du dessinateur Georges De ZAYAS ; de la couturière Nicole Groult, soeur de Paul Poiret (amusante lettre avec collages et dessins) ; de la peintre Marie de LA HIRE ; de Jean COCTEAU (« C’est à vous que j’écris – parce que Francis ne croit à Dieu ni au Diable et que moi je suis un pauvre d’esprit. Vous aussi n’est-ce pas ? Ce sont nos prières qui lui sauvent l’oeil » ; « Comme je suis ennuyé d’écrire toujours des choses qui vous déplaisent ! C’est dommage ! Du reste, ici, je n’écris pas une ligne. Serait-ce enfin que je pourrais vivre sans suer et sans faire sentir ma sueur de force à tout le monde »…) ; etc.
– 25 documents divers, parmi lesquels des cartons d’invitation à des expositions de Picabia, un carton
d’invitation au célèbre « Réveillon Cacodylate » donné en l’honneur de Picabia chez Marthe Chenal, des coupures de presse, une pièce d’identité de Germaine Everling, etc.

ENSEMBLE EXCEPTIONNEL.
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