Lot n° 194

MATISSE Henri (1869 - 1954) — 25 L.A.S. «H. Matisse», 1941 - 1950, à Jean PUY ; 55 pages in-4 ou in-8.

Estimation : 15000 - 20000
Adjudication : 16 250 €
Description
♦ Magnifique correspondance artistique et amicale.

[Le peintre Jean PUY (1876 - 1960) avait connu Matisse dans sa jeunesse, alors qu'il étudiait à l'Académie Julian et dans l'atelier de Gustave Moreau. Les deux peintres resteront très liés.]
- Clinique du Parc [Lyon] 19 mars 1941. «Je suis toujours là 62 jours après mon opération» ; il a eu des accidents post-opératoires. Il regrette d'avoir été en mauvais état lorsque Puy est venu le voir, «car nous avions à causer tous deux - tous deux particulièrement : deux artistes vers la fin de leur carrière, ayant travaillé parallèlement avec certainement les mêmes besoins les mêmes freins les mêmes commandes dont ils ont manoeuvré les freins d'une façon ou d'une autre, mais toujours ayant agi sincèrement ; capables d'une confession sincère, sans chercher à avoir raison personnellement. Mais il faudrait pouvoir rester ensemble au moins 48 heures [...] Je me demande souvent : Pourquoi me suis-je dirigé par ici - et non par là ! Quand j'ai bien envisagé les 2 partis, je trouve que j'ai agi comme j'agirais encore dans ce cas. Au fond par instinct sans trop savoir pourquoi laissant pourtant consciemment certaines qualités qui alourdissaient mon bagage d'aventurier, mettons plus justement d'ex­plorateur, espérant les retrouver au retour. Ce retour est arrivé et déjà avant mon opération j'avais été dans 2 toiles à l'extrême limite de mes possibilités et dans deux toiles suivantes j'étais revenu à plus d'intimité»...
- Nice 27 juin 1941. Il a recommandé Puy aux frères Lardanchet, et espère qu'il pourra vendre quelques toiles de Lyon : «Il faut un peu la manière, qui au fond n'est que de la psychologie en pratique, mais il ne faut surtout pas montrer vos incertitudes à vos possibles acheteurs. Il faut se monter un peu le cou à soi-même, et puis cette modestie qui en général n'est que le refus des responsabilités est quelquefois et même souvent injuste. Vous savez que vous ne faites pas ce que vous voulez, mais n'oubliez pas ce que vous faites et vos clients en ont toujours pour leur argent. Vous n'êtes pas content de votre travail, mais n'êtes-vous pas trop exigeant - tout le monde en est là. Je me souviens PICASSO, que vous n'aimez pas, me dire quand je travaille je suis malade, et Dieu sait s'il est facile de faire du travail aisément, je veux dire qu'il est habile - Mais quand il travaille c'est pour dire quelque chose qu'il croit neuf parce qu'il ne l'a jamais dit de cette façon-là. Moi-même je m'époumonne sur un dessin de nu depuis 4 séances. Cette séance-ci - tout à l'heure - ça a mieux marché parce que j'ai laissé ma petite manière d'observation et que j'ai travaillé de chic»...
- 23 octobre 1942. «Je travaille autant que je peux pour supporter la vie»...
- 18 novembre. «je suis presque toujours couché, et mes quelques forces physiques je les donne au travail qui me sort si bien de moi et du moment présent bien que mon esprit soit inspiré par tous les objets qui m'entourent et qui prennent, je ne sais par quelle magie, une nouvelle signification quand je le fais entrer dans une organisation de lignes et de couleurs». Il évoque leurs souvenirs anciens, l'atelier Carrière... Il compare ses deux vues de Belle-Isle, dont une appartient à Puy ; il vient de racheter la seconde version, «faite dans une espèce de fièvre de travail qui vous identifie avec le motif. Il me semble qu'elle est un peu grise avec un certain mouvement de mer auquel il me semble avoir vu une unité et un peu de tragique. Il me semble que votre Belle Isle a un tout autre caractère. Il est moins fougueux plus dominé». Il évoque les souvenirs de Collioure où il travaillait à «mon portrait avec un maillot rayé, bleu - et d'autres toiles - je me trouvais en travaillant comme un prisonnier qui ronge les barreaux de la fenêtre de sa prison»... Il évoque sa santé, et ses calculs à la vésicule biliaire (croquis).
- 2 avril 1943. Il vit en solitaire, «tout à fait mûr pour entrer au couvent. Là rien, excepté ce qui me tient encore au coeur : la volonté d'exprimer directement et clairement la beauté du monde pour lequel j'ai vécu, ne pourrait m'atteindre». Il évoque les ressentiments de sa femme à son égard. «Je suis comme un mort qui habite un tombeau de verre à travers lequel il voit les autre continuer à vivre»... Il se prépare au Grand Voyage. Il a terminé le Ronsard, «et je fais une illustration de poésies de Charles d'Orléans écrites, ornées et accompagnées de dessins, le tout en couleur sauf le texte encre de Chine pour être reproduit en photo litho». - Vence 19 août. Il pousse Puy à se laisser «la bride sur le cou» et à avoir «le courage de peindre du mauvais». Il parle de son travail sur Pasiphaë de Montherlant.
- 3 janvier 1944. Il travaille beaucoup ; la lettre est écrite autour d'un dessin au crayon d'une forme humaine. - 2 août. «Ma femme et ma fille ont été arrêtées il y a 4 mois. Ma femme a été condamnée le 1er Juin à 6 mois de prison. Quant à ma fille on ne sait ce qu’elle est devenue. On n’a eu aucune nouvelle d’elle – Elle est au secret. Il a fallu supporter ça ! Heureusement le travail était là et je m’y suis jeté. Malheureusement tout
a une fin travailler et sans dormir – ne peut durer et je suis maintenant sur le flanc. [...] Si j’étais à Paris, j’irais carrément, mais il n’est pas dit que je ne serai pas coffré »…
– 14 novembre. « Ma femme a été libérée après six mois de prison à Fresnes. Ma fille vient de rentrer de Belfort libérée mais après avoir subi des tortures – coups, nerf de boeuf, bains froids, suspension par les bras retournés, etc. le médecin dit que c’est miracle quelle en soit sortie. [...] Quels monstres ces boches. [...] ça n’est pas tout à fait terminé […] Il y a encore le communisme à régler. Enfin je ne suis pas harcelé par la politique et par l’obligation de défendre l’honneur français, et je travaille autant que possible pour échapper à toutes les tristesses de l’âge et de l’heure »... Il reproche à Puy de se tourmenter.
« Je ne vois rien de plus dans notre aventure picturale, que la nécessité de suivre son instinct – chose très difficile. Il faut triompher de la lutte de l’instinct pur contre tout ce qu’on nous a appris et que nous portons
en nous de défroques des époques passées et surtout de la Renaissance cette décadence »…
- 29 janvier 1945. « Ce cochon de Matisse […] a beaucoup travaillé poussé, travaillé par la [Mort : desssin d’une tête de mort]. Mais il a conscience de la faveur dont il a joui depuis si longtemps. Après les hécatombes de jeune sang qui viennent de désoler la terre – il doit justifier sa présence
ici-bas »…
– 10 mai. « au fur et à mesure qu’on encombre notre esprit de toutes les défroques des générations de peintres nous devons sauvegarder notre instinct. C’est ce que j’ai fait toute ma vie »… Et il termine
par : « Vive la France ».
- 19 décembre 1947. « Cher copain, cher ami de mon coeur ». Il commente une toile de Puy : « un port de Concarneau, au quai si bien établi – une vraie surface que les yeux ont la satisfaction de parcourir »…
- Cimiez 1er février 1949. « Je suis au turbin avec la décoration en vitraux
d’une chapelle de dominicaines. J’ai un vitrail de 5m sur 2m et un de 15m sur 5 aussi – de grands dessins sur faïence blanche stanifère, au pinceau
et noir vitrifiable, un panneau représentant la vierge et son fils […] et un St
Dominique »…
– 13 février. Souvenir de l’atelier Carrière et d’une « jeune fille assise sur un divan de Puy…
– 22 août. Conseils fort lestes : « vous vous rabougrissez avec les difficultés de la Peinture. Ne croyez-vous pas que vous exagérez ? Si la Peinture ne veut pas se laisser faire par devant, prenez-la par derrière et après quelques coups vous trouverez qu’il n’y a pas tellement de différence. Tout de même très sérieusement : vous
voulez ne vivre qu’avec des fantômes. Vous ne voulez enfiler Louisette que si elle a un costume renaissance et tout ça pour arriver à la mettre à poils. Gardez plutôt vos forces, laissez lui faire ses chichis et crever ses
dentelles avec votre zeb dans l’énergie du début d’action »…
- Nice 17 décembre 1950. Il a donné un tableau de Puy au Muse d’art moderne de Paris. « Je vais bien et travaille toujours à la fin de la chapelle.
Après avoir sculpté le Christ de l’autel, je fais des chasubles. Ne vais-je pas avoir une première d’honneur au Paradis ? »…
Il envoie deux copies autographes de poèmes de Charles d’Orléans, et une copie dactylographiée avec dessin d’une arabesque d’encadrement.
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