Lot n° 136

GAUGUIN Paul (1848 - 1903) — L.A.S. «P. Gauguin», Copenhague 30 janvier 1885, à Camille PISSARRO ; 3 pages et demie in-4 sur papier bleuté à en-tête.

Estimation : 10000 - 12000
Adjudication : 15 600 €
Description
Fabrique spéciale de Toile imperméables & impourrissables. Dillies & Cie. Roubaix. P. Gauguin, Représentant (bords un peu effrangés, plis un peu fendus, légères taches).

Magnifique et longue lettre à Pissarro, du Danemark, sur la politique et l'art.

La lettre de Pissarro est arrivée «en un moment où je commence à tout trouver autour de moi noir comme de l'encre et je jure après tout les choses et surtout les hommes - à qui le dites-vous que nous marchons à un cataclysme moral ? mais où je ne suis pas de votre avis c'est quand vous voyez la fin par une indigestion chez les vieillards. Oh non on est trop prudent et le sang qui coule dans les veines est aujourd'hui trop pauvre en même temps que trop acclimaté pour avoir des élans de désorganisation et de refonte. Soyez tranquille le mouvement est indiqué pour plusieurs siècles et c'est la conséquence naturelle de l'unification des hommes par les droits de tous l'éducation qui s'en suit. L'argent la propriété à tout le monde la même part de soleil etc... Oui il y a amélioration, et dans toute ma philosophie républicaine je ne saurai blâmer ce que je désire depuis que je suis homme. Il y a crise en ce moment et naturellement, sans secousse, par l'effort généreux de quelques-uns aussi bien que par l'instinct un moment viendra où les grandes misères s'aplaniront. Dans cette révolution lente je vois un avenir bon et prochain, mais au moral on aura bien perdu. Vous croyez que l'art fera de même je crois que vous vous trompez parce qu'il ira en sens inverse. Tout le monde aura du talent comme tout le monde a de l'instruction. Où il y a noblesse, où il y a gouvernement de quelques-uns il y a protecteur et protégé mais où tout le monde règne personne n'est tenu de soutenir son voisin. En résumé j'estime que plus la masse est uniforme moins elle a besoin d'art. Pour ces besoins il faut contemplation amour de luxe né dans les grandeurs, sentiment de l'irrégulier dans l'échelle sociale et peu de calcul. Or de tout cela la société nouvelle s'éloigne et s'éloignera de plus en plus. A-t-on le temps de contempler. Non les théâtres etc... sont là pour vous en éloigner. Le carton-pierre dans les appartements a détruit la sculpture, les lambris dorés et les photographies de famille ainsi que les glaces de café prennent toute la place sur les murs. Peut-on se passer de calcul - Non, les choses de la vie sont trop rudes jourd'hui pour qu'un homme mette son enthousiasme avant tout. J'ai lu votre dîner Manet ; il y a là toute la philosophie moderne et je vous assure qu'on pourrait la nommer philovanité. Vous voyez un président qui a besoin d'un drapeau moderne et qui adopte courageusement il est vrai celui de anti-école mais voyez combien il s'appuie timidement sur les impressionistes. Quels sont ceux qui se pavanent autour du lutteur MANET ? Les Gervex les Goeneuthe Raffaeli (probablement) - Vous on vous relègue au second plan près d'un Paul Alexis et d'un Lochdé dont toute la valeur a été de manger sa fortune avec des filles et de se pocharder dans les banquets. Pourquoi condamner l'Avenue de Villiers et accepter les Stevens et Gervex tous deux étrangers - Bastien-Lepage et de Nittis - mais alors que devient Puvis de Chavannes - Vous avez raison de vous réunir tous les mois, la bande impressioniste ; j'espère que vous arriverez à comprendre que l'union fait la force, mais qu'il faut substituer toute personnalité et privilège par une cohésion des idées. Quoi qu'en dise DEGAS (vous savez le résultat auquel il a abouti par ses idées séparatistes) - il faut avoir une foi dans un principe quitte à ce principe à se modifier selon les temps. J'espère que vous ne tarderez pas à y introduire GUILLAUMIN ; qu'ils interrogent leur conscience et verront si celui-là est à la place qui lui est due parmi vous. Avez-vous la prétention de rester 3 ou 4 impeccables sans laisser place à quelques-uns plus jeunes et moins expérimentés mais dont la foi vient augmenter le noyau. On a toujours besoin de plus petit que soi. Je suis heureux que vous me mettiez au courant de ce qui se passe à Paris. Je suis toujours de coeur avec vos progrès. Vous croyez que je vends beaucoup de toiles imperméables ; détrompez-vous je suis ici sans argent sans crédit et l'esprit tout à la peinture au lieu des affaires. Cette maudite passion des arts m'est bien nuisible, et Dieu sait quelles avanies elle m'a faites. Je ne suis pas capable de vendre 10 F un tableau dans les beaux temps comme dans les mauvais.
- Traité d'impressioniste par les uns je suis renié par les autres ; hors vous et Guillaumin il n'y a personne pour moi. Il y a avouez-le de quoi décourager le plus fort. Du reste à quoi bon toutes ces gérémiades ; je continuerai comme par le passé à peindre quand je peux. Espérons pour vous que Durand-Ruel marchera toujours, l'homme aux ressources mystérieuses. - Il a bien fait d’acheter des Guillaumin. Ne m’oubliez pas près de lui, j’ai tellement besoin de payer mes couleurs. Je me fais honte à moi-même de m’offrir toujours comme une fille sans trouver acquéreur. Mais il y a tellement loin de rien à un peu. Quand vous aurez quelques loisirs écrivez-moi un peu cela me distrait et je suis si seul ici dans ce pays où je ne connais pas la langue des habitants. Ma femme vous direz, vous savez qu’elle a sa famille ce qui fait que je deviens zéro et puis elle est comme toutes ; quand on ne réussit pas on est moins que zéro Vous avez raison d’étudier les eaux-fortes par grains, je crois que vous saurez trouver des colorations dans les noirs et cela manque souvent dans les eaux-fortes ; il y a en outre un rapport entre la pointe sèche et le dessin à la plume ; les grains donneront une sensation différente »...

Correspondance, 1873 - 1888, n° 68.
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