Lot n° 15

Théodore GÉRICAULT (Rouen, 1791 - 1824, Paris) — Narcisse se mirant dans l'eau ou Le bain de Chloé— Huile sur papier marouflé sur toile Vers 1811 - 1812 20 x 16, 1 cm

Estimation : 4000 - 6000
Adjudication : 22 100 €
Description
PROVENANCE
Porte au dos, sur le châssis, le cachet de cire rouge de la collection Pierre Dubaut et annotation ancienne à l'encre, sur le papier de bordage : « Géricault/ “Narcisse se mirant” (esquisse de jeu[nesse]) » ; Collection Pierre-Olivier Dubaut (1886 - 1968) ; puis par descendance collection Maxime Dubaut (1920 - 1991).

EXAMENS SCIENTIFIQUES
Tableau examiné par Lumière Technology en juin 2009. Examen photographique multispectral à 240 millions de pixels : Couleurs D65, Lumière rasante ; Réflectographie Ultraviolet ; Réflectographie Fausses couleurs ; Réflectographie Fausses couleurs inversées ; Réflectographie Infrarouge 900nm & 1000nm, Emissio Infra Rouge, Radiographie au Rayons X ; nettoyé par Mme Anne-Élizabeth Rouault en 2009.
Ce merveilleux petit tableau inédit de Théodore Géricault date très probablement des années de sa formation chez Pierre Guérin, son deuxième maître, entre 1810 et 18121.
Plusieurs dessins de Géricault des années 1810 - 1817 attestent l'intérêt du jeune artiste pour ces corps issus de la fable comme celui de Vénus et Adonis (collection particulière)2 ou l'Étude de femme vêtue à l'antique, assise sur un rocher et appuyée contre un arbre (Rouen, musée des Beaux-Arts)3. Géricault continuera à chérir ce motif de la femme nue dans un paysage, campée sous un arbre, dans une extraordinaire série de dessins réalisée au cours de son séjour en Italie (1816 - 1817). Citons au moins quatre de ces chefs d'œuvre : La femme nue de profil, au lavis de brun et d'indigo (Rouen, musée des Beaux-Arts), La femme nue au bain (collection particulière), Léda et le cygne (musée du Louvre), Satyre et Nymphe (Princeton, The Art Museum). Si la douceur et les canons quelque peu hermaphrodites de ce Narcisse se mirant dans l'eau évoquent les sujets traités par Guérin à la même époque, le traitement de la matière appartient bien à Géricault. La manière de rendre les feuilles par de petites touches de matière épaisse est caractéristique de sa manière, tout comme l'harmonie des bruns et des gris dans les rochers et le tronc de l'arbre où pas un centimètre de matière n'échappe à des rehauts de matière chargées d'exprimer les impacts de la lumière sur la végétation luxuriante d'un sous-bois.
L'extraordinaire jeu du clair-obscur mis en scène dans ce tableautin a encore pour objet premier de magnifier la blancheur des chairs et la blondeur des cheveux du baigneur. Si la douceur qui enveloppe ce personnage, sa parfaite intégration dans le décor, le rendu de ce corps gracile aux membres allongés (maniéristes), rappellent les productions de Guérin, de Girodet et de Prud'hon, le traitement à peine esquissé du visage et des mains n'appartient, là encore, qu'au seul Géricault. Si le sujet semble classique, son traitement, par contre, est éminemment romantique tout comme son cadrage très resserré. La scène a quelque chose de fragmentaire qui crée l'illusion du monumental. Le procédé, on le sait, fascinait Géricault qui, à Rome, devant les petits tableaux de Granet, pouvait s'écrier : « Il y a ici un vaillant qui sur des toiles grandes comme la main peint des hommes de six pieds ! Il aime la nature autant que je puis l'aimer et il la rend avec une éloquence contenue que je lui envie »6. Mais le modèle représenté est-il bien Narcisse ? N'est-ce pas plutôt une très jeune femme ? Le doute, croyons-nous, est permis et l'ambigüité très probablement volontaire. Ce corps blanc et ces cheveux blonds ne
pourraient-ils pas être ceux de Chloé ? On sait que Géricault possédait dans sa bibliothèque un exemplaire des Amours pastorales de Daphnis et Chloé, le célèbre roman écrit par Longus au IIIe siècle après J.-C.. Si beaucoup de ses condisciples possédaient ce livre inspiré par la poésie bucolique, il n’est pas anodin de rappeler que Géricault était un très grand lecteur, comme l’atteste Théodore Lebrun, l’un de ses camarades d’enfance : « Il ne se bornait pas aux travaux de l’art proprement dit ; il lisait beaucoup, il étudiait beaucoup les poètes. C’est qu’il était poète lui-même. Il affectionnait le Tasse, Milton, Lord Byron, Walter Scott. Il lui fallait toujours des peintres, des coloristes. C’est par ces études, qui sortaient de la règle ordinaire, qu’il a dû se créer une manière de voir,de sentir et de rendre tout à fait originale ».
Batissier, le premier biographe de Géricault, reprendra ce témoignage de Lebrun en l’amplifiant : « Il menait de front les études littéraires et les études de peinture. Ses livres de prédilection étaient les poèmes du Tasse, de Milton et de Lord Byron, les drames de Schiller et les romans de Walter Scott. C’est en méditant ces grandes épopées qu’il réchauffait son imagination. Il vivait en esprit au milieu des héros conçus par ces poètes ; il s’imprégnait du grandiose de leurs descriptions, et il avait sans cesse devant les yeux les sombres et pittoresques tableaux qu’ils ont tracé avec une si merveilleuse énergie. Ces poètes ont exercé autant d’influence sur son avenir que l’étude des plus magnifiques productions des écoles flamande et italienne ».
Dans la première partie de son roman, Longus fait la description de Daphnis, un jeune chevrier et de Chloé, une bergère, tous deux enfants trouvés, vivant dans la campagne, près de la cité de Mytilène, au milieu d’arbres épais et de fraîches fontaines. Ils s’éprirent l’un de l’autre mais de multiples rebondissements les empêchèrent d’assouvir leur amour.
Dans un tout premier temps, la baignade de Daphnis, aux cheveux « noirs comme ébène, tombant sur un col bruni par le hâle » fut à l’origine d’un émoi profond pour Chloé. Cette dernière lui baisa la bouche et Daphnis, le coeur battant, admira enfin « le blond de ses cheveux, la douceur de ses yeux et la fraîcheur d’un teint plus blanc que le jonchée du lait de ses brebis ». Un peu plus tard, à la caverne des Nymphes, ce fut au tour de Chloé de laver « son beau corps blanc et poli ». Daphnis en fut bouleversé : « Il s’en sentait le coeur malade ne plus ne moins que d’un venin qui l’eût en secret consumé ».
Tout compte fait, le bain de Chloé ne serait-il pas le sujet de ce petit tableau ? Si tel était le cas, il manquerait bien évidemment la présence de Daphnis. À moins que Géricault, ce peintre-poète, n’ait imaginé que les yeux du principal témoin ne soient ceux du spectateur invité à prendre part à ce véritable petit poème de la chai.
Bruno Chenique, le 8 juillet 2009.

1. Bruno Chenique, « Géricault : une vie », catalogue de l'exposition Géricault, t. I, Paris, Galeries nationales du Grand Palais, 10 octobre 1991 - 6 janvier 1992, pp. 265 - 267.
2. Germain Bazin, Théodore Géricault. Étude critique, documents et catalogue raisonné, t. VII, Regard social et politique : le séjour anglais et les heures de souffrance, documentation É. Raffy, Paris, Wildenstein Institute & Bibliothèque des arts, 1997, « Suppléments au tome II », p. 277, n° 2697, repr.
3. Germain Bazin, Théodore Géricault. Étude critique, documents et catalogue raisonné, t. II, L'oeuvre, période de formation, Paris, Bibliothèque des arts, 1987, p. 486, n° 473, repr.
4. Germain Bazin, Théodore Géricault. Étude critique, documents et catalogue raisonné, t. IV, Le voyage en Italie, Paris, Bibliothèque des arts, 1990, p. 87, n° 1038, repr ; p. 90, n° 1047, repr.
5. Bazin, t. IV, 1990, ibid., pp. 95-96, n° 1065, repr ; p. 97, n° 1071, repr ; pp. 150 - 151, n° 1232 ; p. 175, n° 1301, repr.
6. Fragment d'une lettre de Théodore Géricault à Joseph Robert-Fleury, [Rome], [1816 - 1817], citée par Henry Jouin, Jean Gigoux. Artistes et gens de l'époque romantique, Paris, aux bureaux de l'artiste, 1895, p. 42 ; B. Chenique, 1991, op. cit., p. 278.
7. Notice de tableaux, esquisses, dessins, études diverses, estampes, livres à figures, etc., appartenant à la succession de feu Géricault, peintre d’histoire, […] en la salle vitrée de l’Hôtel de Bullion, rue J.-J. Rousseau, n° 3, Parmentier, commissaire-priseur, Henry, expert, 3 novembre 1824, n° 81. Ce catalogue est reproduit et commenté par Germain Bazin, Théodore Géricault. Étude critique, documents et catalogue raisonné, t. I, L’homme : biographie, témoignages et documents, Paris, Bibliothèque des arts, 1987, p. 98.
8. Maurice Tourneux, « Particularités intimes sur la vie et l’œuvre de Géricault [minute de la lettre de Lebrun à Batissier, 6 avril 1836] », Bulletin de la Société de l’Histoire de l’art français, 1912, p. 59.
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