Lot n° 198

PISSARRO Camille (1830-1903). — L.A.S. «C. Pissarro» avec DESSIN, Éragny-sur-Epte [2e quinzaine de mai 1885], à Paul GAUGUIN ; 9 pages in-8. — ♦ Magnifique et longue lettre de Pissarro à Gauguin, illustrée d'un dessin à la plume,...

Estimation : 20000 - 25000
Adjudication : 52 000 €
Description
chronique de la vie artistique parisienne, et conseils du maître à l'élève.
[C'est une des rares lettres de Pissarro à Gauguin subsistant encore, et demeurée en partie inédite ; si l'on connaît une cinquantaine de lettres de Gauguin à Pissarro, les lettres de ce dernier ne furent pas préservées, à quelques exceptions près, dont celle-ci.

Pissarro n'avait eu de cesse de favoriser les jeunes talents comme Cézanne, Guillaumin et Vignon rassemblés autour de lui à Pontoise. C'est grâce à Pissarro que Gauguin s'orienta vers la peinture en 1874, commençant à collectionner et à peindre. Une relation de maître à élève puis d'amitié s'instaura entre eux, et, en 1881, Gauguin passa l'été à peindre à Pontoise avec Pissarro et Cézanne. En 1882-1883, Gauguin, ayant perdu son emploi d'agent de change en raison de la crise, choisit d'assumer sa vocation de peintre ; il suivit alors les traces de Pissarro à Rouen, subvenant à ses besoins tant bien que mal en vendant des assurances-vie. À bout de ressources, il partit vivre un an à Copenhague avec sa famille, tandis que Pissarro s'installait à Éragny-sur-Epte, d'où il informe Gauguin sur la vie artistique.] «La plus importante nouvelle est la réception de Claude MONET à l'exposition internationale chez [Georges] Petit. Après bien du tirage, Petit a forcé les portes, voilà Monet arrivé - et je n'ai pu aller à Paris pour l'inauguration qui a eu lieu le 14 c[ouran]t, mais par ouï-dire c'est un très grand succès d'artiste et de vente, paraît-il. Petit est donc aujourd'hui d'accord avec DURAND-RUEL pour faciliter aux impressionnistes leur accès aux grands amateurs. Je suis très heureux pour Monet et pour nous tous en général. J'ai été aussi très heureux d'apprendre que CAZIN a beaucoup usé de son influence auprès de grands confrères pour la réception de Monet... Il paraîtrait qu'avant d'inviter Monet on avait prié DEGAS d'en être lequel a refusé énergiquement !... Il faut cependant aboutir d'une façon ou d'une autre. Enfin nous verrons ce qui en ressortira par la suite».
Puis il parle de l'exposition d'Adolf MENZEL, «composée de quelques toiles et de beaucoup de dessins. Comme vous devez le penser, je me suis empressé d'y courir, aiguillonné par la curiosité et l'envie de connaître la nature de ce talent qui nous avait paru si peu sympathique. Eh bien non ! À quelques dessins près, qui sont faits avec une grande habileté mais sans style ni souffle, tout est médiocre, la peinture est grotesque et terre à terre, désagréable et faux, quelques lithographies sont très bien mais froides : non ce n'est pas un Daumier, ni un Degas, ni un Delacroix... J'ai vu GUILLAUMIN qui travaille toujours et fait des choses superbes, j'en ai vu chez Portier d'une vigueur, d'une sauvagerie superbe».
Pissarro fait alors un dessin à la plume (7,5 x 7,5 cm) du tableau de Gauguin Rouen, l'église Saint-Ouen (1884), et commente : «Votre tableau, la vue d'une église à Rouen, par temps gris, est très bien. C'est encore un peu terne. Les verts ne sont pas assez lumineux. Je suis sûr que vous aurez beaucoup changé au Danemark. Seul et livré à vous-même vous trouverez quelque chose de nouveau».
Puis il revient à la chronique de la vie artistique. «Rien à l'exposition annuelle de remarquable excepté PUVIS DE CHAVANNES qui a envoyé un délicieux petit tableau plein de fraîcheur et de poésie [L'Automne], et WHISTLER qui est représenté par deux portraits superbes de ton, celui de Duret symphonie en noir et rose, et une grande dame anglaise d'une élégance exquise [Lady Archibald Campbell, et Portrait de Théodore Duret]. - Je n'ai rien vu autre, si, il y a un SARGENT des jeunes filles américaines qui sont très bien malheureusement il n'est pas débarrassé de ses fonds à la Carolus [The Misses Vickers]. - En paysage rien, rien !... C'est une dégringolade... J'oubliai de signaler aux gravures sur bois, un artiste américain qui a fait des choses exquises de finesse et d'art, c'est très bien... ils vont bien ces américains qu'on blaguait ! Gare là-des­sous !......... Quant à la gravure sur bois française oh là là !....... Il y en a un qui est fort c'est un nommé Boulanger, mais il grave des Lhermitte au lieu de graver son propre dessin.
Exposition des Refusés aux Tuileries, je n'y suis pas allé, il y a des horreurs, on y trouve des SERRET superbes, comment ont-ils pu refuser cet artiste délicat, si fin, si naïf ? c'est un comble...... Que la p.. peinture de mes compatriotes les Danois doit vous paraître cocasse !! C'est tellement engourdie !... Je me rappellerai toujours à l'exposition universelle ces paravents de cheminée si tristes et minutieux, prenez garde de vous effrayer de votre vigueur par comparaison !...»
Mme Latouche [épouse du peintre et marchand de couleurs] demande sans cesse l'adresse de Gauguin : « elle veut vous écrire pour vous demander de l’argent, c’est je pense inutile de vous infliger sa prose […] Espérons mon cher que les temps durs cesseront bientôt et que vous surmonterez par votre énergie les difficultés ».
Puis à propos du comte von MOLTKE (homme politique danois) et d’une vue de Venise par TURNER dans sa collection, il ajoute un souvenir de sa jeunesse avec le peintre danois Fritz MELBYE : « Dans le temps étant à Caracas avec Fritz Melbÿ, j’avais fait à la plume une série de dessins de ces pays, lesquels me furent achetés par Melbÿ avec l’idée de les publier et de les offrir au vieux Cte Molke. Jacobson [David JACOBSEN] un peintre et sculpteur danois que j’avais beaucoup connu à Paris, m’avait assuré les avoir vus à Copenhague mais sous le nom de Melbÿ, ce n’est qu’à titre de curiosité que je désire quelquefois savoir le sort de ces premiers dessins qui certes doivent être horribles et que je ne tiens pas à exhumer. On cache ses erreurs »...

─ Correspondance de Camille Pissarro (éd. Janine Bailly-Herzberg, t. I,
n° 79, p. 135, d’après le brouillon).

─ EXPOSITION
Livres du Cabinet de Pierre Berès (Château de Chantilly, 2003, n° 48).
─ PROVENANCE
J. Rey (vente, Paris 2 avril 1963) ; Pierre Berès (4e vente, 20 juin 2006, n° 126).

L.A.S. "C. Pissarro" with DRAWING, Éragny-sur-Epte [2nd half of May 1885], to Paul GAUGUIN ; 9 pages in-8. — Magnificent and long letter from Pissarro to Gauguin, illustrated with a pen-and-ink drawing, chronicling Parisian artistic life, and advice from the master to the pupil. [This is one of the few surviving letters from Pissarro to Gauguin, and has remained partly unpublished ; while some fifty letters from Gauguin to Pissarro are known, the latter's letters have not been preserved, with a few exceptions, including this one. — Pissarro had never ceased to encourage young talents such as Cézanne, Guillaumin and Vignon who had gathered around him in Pontoise. It was thanks to Pissarro that Gauguin turned to painting in 1874, starting to collect and paint. A relationship of master and pupil and then friendship developed between them, and in 1881 Gauguin spent the summer painting in Pontoise with Pissarro and Cézanne. In 1882-83, Gauguin, having lost his job as a stockbroker due to the depression, decided to take up his vocation as a painter and followed Pissarro's footsteps to Rouen, supporting himself as best he could by selling life insurance. At the end of his tether, he went to live in Copenhagen with his family for a year, while Pissarro settled in Éragny-sur-Epte, from where he informed Gauguin about the artistic life]. "The most important news is the reception of Claude MONET at the international exhibition at [Georges] Petit's. After a lot of pulling, Petit forced the doors open, and Monet arrived - and I was unable to go to Paris for the inauguration, which took place on the 14th of this month, but from hearsay it is a very great success for the artist and for sales, it seems. So Petit agrees today with DURAND-RUEL to make it easier for the Impressionists to gain access to the great amateurs. I am very happy for Monet and for all of us in general. I was also very happy to learn that CAZIN used a lot of his influence with great colleagues for the reception of Monet... It seems that before inviting Monet, DEGAS had been asked to be part of it and he refused energetically!... However, it is necessary to succeed in one way or another. Finally we will see what will come out of it afterwards". — Then he talks about Adolf MENZEL's exhibition, "composed of a few paintings and many drawings. As you must think, I ran to it, spurred on by curiosity and the desire to know the nature of this talent which had seemed so unsympathetic. Well, no! Except for a few drawings, which are done with great skill but without style or breath, everything is mediocre, the painting is grotesque and down-to-earth, unpleasant and false, some lithographs are very good but cold : no, this is not a Daumier, nor a Degas, nor a Delacroix... I have seen GUILLAUMIN who always works and does superb things, I have seen some at Portier's of a vigour, of a superb savagery". — Pissarro then made a pen drawing (7.5 x 7.5 cm) of Gauguin's painting Rouen, l'église Saint-Ouen (1884), and commented : "Your painting, the view of a church in Rouen, in grey weather, is very good. It is still a little dull. The greens are not bright enough. I am sure that you will have changed a lot in Denmark. Alone and left to yourself you will find something new." — Then he returns to the chronicle of artistic life. "Nothing at the annual exhibition of note except PUVIS DE CHAVANNES, who has sent a delightful little picture full of freshness and poetry [L'Automne], and WHISTLER, who is represented by two portraits superb in tone, that of Duret symphony in black and pink, and a great English lady of exquisite elegance [Lady Archibald Campbell, and Portrait of Theodore Duret]. - I have seen nothing else, though, there is a SARGENT of American girls who are very good unfortunately it is not rid of its Carolus-like background [The Misses Vickers]. - In landscape nothing, nothing!... It is a downfall... I forgot to mention the woodcuts, an American artist who has done exquisite things of finesse and art, it's very good... they're doing well those Americans we were joking about! Watch out down there ! ......... As for the French wood engraving, oh là là !....... There is one who is strong it is a named Boulanger, but he engraves Lhermitte instead of engraving his own drawing. — Exhibition of the Refused at the Tuileries, I did not go there, there are horrors, one finds there superb SERRET, how they could refuse this delicate artist, so fine, so naive? it is a height...... That the p.. painting of my compatriots the Danes must seem funny to you ! It is so numb !... I will always remember at the World's Fair those chimney screens so sad and meticulous, beware of frightening your vigor by comparison!..." — Mme Latouche [wife of the painter and colour merchant] constantly asks for Gaug's address
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