Description
pages in-4, adresse (adresse biffée avec quelques corrosions d'encre). — Belle et longue lettre lors d'un séjour chez sa soeur Henriette de Verninac en Charente, où il se livre aux plaisirs de la chasse.
«Tu dois être surpris, mon cher Achille, de mon peu d'exactitude à tenir mes promesses. [...] Je me suis trouvé ici au milieu d'une vie toute nouvelle et toute sauvage qui m'a distrait et de mes promesses à mes amis, et des projets que j'avais formés pour employer le temps que je devais passer ici. Les journées passent avec une telle rapidité quand on se trouve une fois hors du cercle des occupations habituelles, qu'on ne s'apperçoit presque point de leur durée. Voilà un mois passé que j'ai quitté Paris et je crois encore être en voiture : encore un mois passé de même et je retournerai dans la ville éternelle : éternelle de crotte, éternelle de longueur et souvent d'ennui. Je ne crois cependant pas, lorsque le moment sera venu d'y retourner, la revoir avec peine. Il y a une foule de choses que rien ne peut suppléer, au milieu des vifs amusements de la campagne. D'ailleurs, le travail est un plaisir pour moi et je le retrouverai à Paris, avec un grand bonheur. Je n'ai pas ici l'amusement du bain [...] En récompense je chasse presqu'autant que le temps me le permet. Quand la journée promet d'être belle on m'éveille au moment où l'aube va poindre. Le soleil qui se lève en face de ma fenêtre m'envoye ses premiers rayons quand j'ai été assez paresseux pour les attendre. Je pars pour ma tournée ; tantôt dans de vastes clairières, tantôt dans des fourrés où le jour ne pénètre pas. Quelques fois je sors dans les vignes environnantes, et il faut le dire, elles ont été jusqu'ici le théâtre de mes plus beaux exploits. Citoyen d'une grande ville où l'on ne vit que de soirées brillantes, de visites et de spectacles, représentes toi une petite maison blanche de peu d'apparence, joignant quelques granges et environnée d'un enclos fermé de murs ; au centre d'une immense forêt qui a dans son plus grand diamètre deux lieues de poste ; c'est là ma retraite, dont l'intérieur est aussi commode et agréable que les dehors sont simples. [...] Après le diner nous allons tous faire une promenade que l'on appellerait un voyage chez vous autres sybarites et toujours avec nos fusils sur l'épaule : car tous les soirs quand nous rentrons, nous entendons des vallées de la colline de la forêt les loups hurler et se répondre comme des hommes qui se meurent. Telle est la vie que je mène depuis un mois, sans m'appercevoir seulement que je vis. Une heure amène doucement l'autre, les journées s'écoulent insensiblement et se dévorent l'une l'autre. Je m'attriste quand je pense que tout cela fait la vie et que quand tous les jours seront absorbés, ce sera comme si ce n'avait pas été. Je me trouve gagner en années sans gagner en solidité. Les mille idées qui me sont venues en tête depuis le moment où nous étions ensemble au collège, tous ces vains projets qui m'ont occupés sérieusement sont avec les ans écoulés. [...] tu trouves que pour un homme qui passe sa vie à s'amuser, je ne suis guères amusant quand j'en parle. C'est que j'enrage de voir qu'on a beau voir arriver ce qu'on avait attendu avec tant d'impatience, on est tout surpris de trouver que ce n'est que cela ; c'est que j'enrage encore de penser qu'après que ce temps est passé, on se dit avec colère, pourquoi n'as-tu pas joui davantage. Il faut donc se résigner à cette idée désolante qu'il manque toujours quelque chose au plus heureux homme de la terre. [...] Je désire que cette lettre te parvienne au moment où tu rentreras de l'opéra à minuit moins un quart sonnant à l'hôtel de ville ; où tu auras la tête fatiguée de sons et les yeux de lumières et du rouge des danseuses, où prêt à te mettre au lit pour te lever à 9 heures, tu béniras mon opium et tu commenceras sur ma lettre un heureux songe qui te rappellera ta belle ou ton ami absent. Adieu. Je m'en vais en attendant le diner tirer quelques oisillons qui ne valent certainement pas ma poudre [...] ils vivent, ils chantent dans ce moment et ce soir ils ne seront plus. Ô l'Ecclésiaste a bien raison : Vanitas vanitatum»... Piron a noté en haut de la lettre qu'il a répondu le 15 octobre.
Lettres intimes (XII, p. 62, mal datée).
L.A.S. "Eugène Delacroix", "à la maison des gardes de la forêt de Boixe" 9 "novembre" [for October] 1818, to Achille PIRON, "Employé de l'administration des Postes, Hôtel des Postes", in Paris ; 3 pages in-4, address (address crossed out with some ink corrosions). — Beautiful and lengthy letter during a stay with his sister Henriette de Verninac in the Charente, where he indulges in the pleasures of hunting. "You must be surprised, my dear Achilles, at my lack of accuracy in keeping my promises. [...] I have found myself here in the midst of a completely new and wild life which has distracted me from my promises to my friends and from the plans I had formed to use the time I was to spend here. The days pass with such rapidity when one is once out of the circle of habitual occupations, that one hardly notices their duration. It is now a month since I left Paris and I think I am still in the car : another month and I will be back in the eternal city : eternal of poop, eternal of length and often of boredom. I do not believe, however, that when the time comes to return, I will see it again with any difficulty. There are many things that nothing can replace, amidst the lively amusements of the country. Besides, work is a pleasure for me, and I shall find it in Paris with great happiness. Here I do not have the pleasure of bathing [...] As a reward I hunt almost as much as the weather allows. When the day promises to be beautiful, I am woken up just as dawn is about to break. The sun rising in front of my window sends me its first rays when I have been lazy enough to wait for them. I leave for my rounds ; sometimes in vast clearings, sometimes in thickets where the day does not penetrate. Sometimes I go out into the surrounding vineyards, and it must be said, they have been the scene of my greatest exploits so far. As a citizen of a large city where one lives only on brilliant evenings, visits and shows, represent you a small white house of little appearance, adjoining a few barns and surrounded by a walled enclosure ; in the center of an immense forest which has in its greatest diameter two leagues of post ; this is my retreat, whose interior is as convenient and pleasant as its exterior is simple. [...] After dinner we all go for a walk that one would call a trip to your place, you sybarites, and always with our rifles on our shoulders : for every evening when we return, we hear the wolves howling and answering each other from the valleys of the forest hill, like men dying. Such is the life I have been leading for a month, without even realizing that I am living. One hour slowly leads to the next, the days pass imperceptibly and devour each other. I am saddened when I think that all this makes life and that when all the days are absorbed, it will be as if they had not been. I find myself gaining years without gaining strength. The thousand ideas that came into my head from the time we were together at school, all those vain projects that kept me seriously busy, are with the years gone by. [...] you find that for a man who spends his life having fun, I am hardly amused when I talk about it. I am angry to see that, even though one has seen what one had waited for so impatiently, one is surprised to find that it is only this ; I am even more angry to think that, after this time has passed, one says to oneself angrily, "Why didn't you enjoy it more? We must therefore resign ourselves to the distressing idea that the happiest man on earth always lacks something. [...] I want this letter to reach you when you return from the opera at a quarter to midnight, ringing the bell at the town hall ; when your head is tired of sound and your eyes of light and the red of the dancers, when, ready to go to bed to get up at nine o'clock, you will bless my opium and start a happy dream on my letter that will remind you of your beautiful or absent friend. Farewell. I'm going away while waiting for dinner to draw some fledglings that are certainly not worth my powder [...] they live, they sing in this moment and tonight they will be no more. O Ecclesiastes is right : Vanitas vanitatum"... Piron noted at the top of the letter that he replied on October 15. Lettres intimes (XII, p. 62, badly dated).