Lot n° 169

RENARD (Jules) — Manuscrit autographe intitulé « Patrie ». 3 pp. 1/2 in-folio, ratures et corrections

Estimation : 300 - 400 €
Description
Version intermédiaire présentant de nombreuses variantes avec le texte définitif imprimé. D'une écriture large et quelque peu relâchée, Jules Renard a ici rédigé un premier jet d'une seule traite, puis, d'une écriture plus resserrée et plus ferme, y a porté des corrections et inscrit des suggestions concurrentes entre lesquelles il se réserve de choisir. Le texte, cependant, serait encore modifié avant d'être livré à l'impression (ajouts et coupures). — Texte paru en 1905 dans la seconde édition augmentée de son recueil Bucoliques (Paris, Ollendorff). [Transcription du texte manuscrit tel qu'il se lit avec les corrections autographes :] « Je me souviens que, ce soir-là, je n’avais pas vu mon village depuis longtemps, je me promenais dans ses rues courtes qui me paraissaient autrefois si embrouillées, et ses maisons me paraissaient si basses qu’elles me faisaient de la peine. Brusquement, j’aperçus, devant une porte, un petit gars, en robe, debout près d’une chaise et pas plus haut qu’elle. Il criait : "Encore ! Encore !" Une vieille femme sortait de la maison et apportait, au creux [d’]une écumoire, deux ou trois haricots rouges fumants, qu’elle laissait sur la paille de la chaise. Le petit gars prenait ces haricots avec ses doigts bosselés, se brûlait, soufflait, avalait et criait : "Encore ! Encore !" Me voyant arrêté, il me prit la main et me suivit. Je ne le reconnaissais pas trait par trait, je distinguais mal sa mine barbouillée, mais déjà il était de... [ma] couleur. Plus loin, j’aperçus un enfant de chœur qui marchait derrière le curé, vers un reposoir. Il portait, à son ventre, une corbeille pleine de bluets, de coquelicots et d’églantines. Il en jetait des poignées à droite et à gauche. Il en jetait mal ou il en jetait trop, car le maître d’école soudain lui appliqua si bien sur sa tête nue un énorme livre de messe que l’enfant s’agenouilla du coup et se tint sage. Mais à ma vue, il quitta la procession et me prit l’autre main. Plus loin, collé au mur, un troisième enfant pleurait, non parce que sa grand’mère venait de mourir, mais parce qu’on lui disait : "Comment ! ta grand’mère est morte et tu ne pleures pas !" Plus loin, un quatrième, presque un jeune homme, causait avec la grosse Berthe et ne se doutait pas que la maman de [Berthe] entendait tout de sa croisée et préparait des gifles. Comme les précédents, les deux fantômes se détachèrent, l’un de son mur, l’autre de sa bonne amie, pour me suivre. Je ne veux pas exagérer et dire que tout le village en était peuplé, qu'à chaque détour de rue je dérangeais une image lointaine de moi-même, et que rapidement il y en eut une foule innombrable autour de moi et que leur foule gênait ma promenade. Non ! ce fut intense, mais fugitif. Aucune de mes images extérieures ne put m’accompagner hors du village. À l’air libre, elles s’évanouirent. Le petit gars aux haricots rouges m’abandonna le dernier. Mais, resté seul, sûr qu’avec un peu d’imagination je retrouverais, demain, toujours, aux mêmes endroits et à mon gré, ma famille d’ombres, j’écoutais s’éteindre en moi le bruit d’un cœur ému, et je me disais : trois ou quatre maisons, juste ce qu’il faut de terre et d’eau à des arbres, de pâles souvenirs d’enfance au goût de terre spécial, dociles à notre appel, comme c’est quelque chose de simple, la patrie, et puisque tous les hommes peuvent en avoir une pareille sans plus de frais, pourquoi font-ils tant d’histoires ? »
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