Lot n° 153

LOUŸS (Pierre) — Manuscrit autographe signé intitulé « Le Nu sur la scène ». 11 ff. in-4, reliés en un volume de demi-percaline à la bradel.

Estimation : 500 - 600 €
Description
Apologie de la nudité au théâtre, face à l'offensive des ligues de vertu. La suppression de fait de la censure théâtrale en 1906 conduisit à une floraison de spectacles dénudés qui provoqua de fortes réactions dans les milieux religieux et traditionnels, notamment du fameux « Père la pudeur », le sénateur René Bérenger. Dans le cadre de cette polémique, Pierre Louÿs s'engagea en faveur d'une totale liberté, publiant notamment la présente tribune dans Le Journal du 27 avril 1908. « Nous assistons en France, depuis une quinzaine d'années, à un mouvement considérable dans le sens de la liberté du nu au théâtre. Ce mouvement est d'autant plus fort qu'il est anonyme et spontané. On ne lui connaît pas de chef, pas de meneurs, pas d'organe... L'opinion favorable ou indifférente à la nudité a pris naissance dans les milieux artistiques ; puis elle est peu à peu devenue populaire et mondaine, c'est-à-dire générale. Aujourd'hui, les sentiments à cet égard ne font plus de doute pour personne, puisque depuis un certain temps on a pu donner à Paris deux mille représentations théâtrales où figuraient des actrices nues, sans provoquer un scandale. Je dis : pas un. Voici donc une opinion qui s'est répandue d'elle-même et qui a obtenu la majorité sans campagne, avec la seule force du bon sens. Le public a très vite compris que la question du nu intéressait uniquement la loi religieuse, non la loi civile ; et que, d'admirer une femme nue, si peut-être c'était un péché, ce n'était sûrement pas un délit. Une artiste accepte de jouer sans costume ? C'est une affaire entre elle et son confesseur si elle en a un. Ce n'est pas une affaire entre elle et le juge d'instruction. Aucun article de nos lois n'est applicable dans la circonstance, puisqu'on ne peut soutenir sérieusement qu'une femme nue outrage la pudeur des citoyens qui paient cent sous pour la voir... Rue Bonaparte, l'État dirige la plus vaste école supérieure du monde, en quelque faculté que se classent ses rivales. On y enseigne les Beaux Arts. Chacun de nos artistes est obligé de passer par cet établissement. C'est une loi tacite, mais formelle. Les peintres qui désirent rester indépendants se voient refuser tout appui jusqu'à l'heure où ils sont devenus célèbres par leurs propres forces, ce qui n'arrive généralement que lorsqu'ils sont morts à la peine... Et l'État qui paie des modèles pour les déshabiller devant ses jeunes élèves, est le même État qui dit aux artistes actuellement poursuivies : "Vous avez joué Galatée, Mademoiselle ? Je vous envoie à Saint-Lazare..." Ce sont "les intérêts de l'art" qui commandent d'imposer le spectacle du nu rue Bonaparte. Les mêmes intérêts autorisent dans les salles de nos musées le mélange des sujets nus et des sujets habillés, de telle sorte que personne ne peut montrer à son fils un austère Philippe de Champaigne, sans lui présenter en même temps une petite amie de Fragonard, toute nue sur son lit d'amour, la chemise enlevée et les jambes au plafond. Mais dans les théâtres, qui nous laissent au contraire une pleine indépendance de choix (les pères étant parfaitement libres de conduire leurs filles à la Comédie-Française sans les mener à l'Olympia), là, les intérêts de l'art n'autoriseraient plus rien... Or le théâtre est bien plus qu'un art : il est le Parnasse entier. Le peintre et l'architecte lui apportent leurs décors, le poète son livret, le musicien sa partition, l'acteur son jeu, le chanteur sa voix humaine, l'instrumentiste sa voix surhumaine ; et puis l'ingénieur lui porte ses machines, le joaillier ses bijoux, l'artisan ses meubles, ses vases, ses costumes ; et le savant est là qui conseille, l'historien est appelé, donne son avis, dirige. Un opéra résume l'effort intellectuel de toute une époque. "Il ne s'agit pas de l'Opéra, me dit-on, mais d'un music-hall." Ayez donc d'abord moins de mépris pour les music-halls ; Lohengrin nous a été donné pour la première fois à l'Eden-Théâtre. Ensuite, ayez quelque patience. L'Opéra est le but évident du mouvement actuel... Donc, si par aventure les poursuites actuelles ne se terminaient pas, comme on le présume, par un acquittement pur et simple, les spectacles nus recommenceraient tout de même après un bref intervalle, parce que le mouvement est désormais trop considérable pour être arrêté ; mais au lieu de s'anoblir ils s'aviliraient. Le public réclamerait des artistes : on ne pourrait plus guère lui montrer que des grues, les directeurs se voyant obligés de choisir leurs interprètes parmi les jeunes filles que Saint-Lazare n'intimide plus... »
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