Description
Édition originale. Fonctionnaire au ministère des Colonies, l'écrivain Charles Régismanset (1877-1945) tenait la rubrique coloniale au Mercure de France, sous le pseudonyme de Carl Siger, et avait publié en 1907 un important Essai sur la colonisation. L'écrivain Louis Cario (1876-1960), qui lui a apporté ici son concours, était fonctionnaire des impôts de son état. Au fil d'une histoire de la littérature exotique, les deux auteurs passent ici en revue les récits de voyageurs professionnels, de touristes, et les ouvrages littéraires des xviiie et xixe siècles. Ils critiquent ceux « qui n'ont vu dans l'exotisme qu'un prétexte à littérature, une spécialité, comme on dit dans le commerce, "qui trouve preneur" » (p. 281), et notamment « le Français [... qui] répugne à l'effort de "sortir de soi" pour comprendre les âmes étrangères [... et] les peint à sa guise, comme il les voit, en esquisse rapide et spirituelle [...]. En somme, l'exotisme, dans notre pays, ne fut jamais qu'un jeu, amusement d'un instant pour rompre avec la monotonie des choses trop vues ou trop sues » (p. 278). Ils ne ménagent pas Pierre Loti, décrit en « splendide isolé » chez qui « le monde est vraiment la représentation de l'auteur » qui « exprime son moi dans un décor exotique comme il l'eût exprimé dans tout autre cadre » (p. 199). Ils voient en revanche dans l'expansion coloniale française le moteur d'une mutation radicale dans la littérature exotique, qui doit donner naissance à une littérature spécifique dans laquelle l'effort de compréhension et d'information serait privilégié. Plusieurs passages de l'ouvrage font l'éloge des Immémoriaux,« synthèse parfaite [...] en ce qui concerne l'âme maorie » (p. 267). Régismanset et Cario voient en ce livre le commencement d'une réaction contre un exotisme littéraire démodé : « Un chef-d'œuvre comme les Immémoriaux, de Max Anély, indique qu'un exotisme nouveau est prêt à naître, moins artificiel, plus vigoureux, plus près dela vie. Mais cet exotisme vrai ne pourra pas être réalisé à son gré et facilement par quiconque tient une plume et veut écrire beaucoup en observant peu. Ce sera l'apanage exclusif de quelques âmes rares et fortement trempées, qui, oubliant le manteau désuet des civilisations occidentales, sachant avec courage faire abstraction du point de vue métropolitain, se plongeront résolument dans les flots des âmes lointaines [...] Ceux-là auront alors la révélation, des "nouveaux mondes" et leur œuvre sera féconde et belle, puisque plus large sera la part faite à la réalité et que sera agrandi, au détriment des rêves fastueux mais puérils d'autrefois, le domaine de la connaissance » (pp. 285-286). L'exemplaire de Victor Segalen, annoté de sa main. La première mention autographe, en commentaire d'un passage où les auteurs évoquent la grande influence de l'exotisme sur la littérature, est la transcription d'une des notes de son propre Essai sur l'exotisme : « Influence nécessaire, car les Français invent[ent] peu (Corneille : Espagnols. La Fontaine : Ésope & conteurs populaires. G. de Voisins : Breithart, Stevenson, pour les aventures, Alice in wonderland & Alice through the looking-glass pour le fantastique » (p. 5), dont il précise la date de rédaction originelle, le 24 novembre 1909 à Pi-K'éou (Bikou) dans le « 四川 » (Sseu-Tch'ouan, Sichuan), aujourd'hui en marge du Kan-Sou (Gansu). Cf. Victor Segalen, Œuvres, Paris, Gallimard, Nrf, Bibliothèque de la Pléiade, vol. II, p. 734. La note suivante donne copie d'un passage de l'ouvrage de Pierre Martino, L'Orient dans la littérature française au xviie et au xviiie siècle (1906), où celui-ci rappelle que « l'influence orientale date de la traduction des Mille & une nuits par Antoine Galland, 1704 » et que les Lettres chinoises du marquis d'Argens, vers 1754, portent un titre « digne d'[être] retenu : il marque l'annexion [de la] Chine [par l'] orientalisme, de la (vraie Chine). Jusque là, au[x] xvii et xviii, la Chine n'était qu'une "découverte & une invention des jésuites"... » (sur un feuillet in-8 replié collé en marge de la p. 81). Une autre note a été prise à la lecture du Voyage de la corvette L'Astrolabe par Jules Dumont d'Urville concernant les critiques des colons de l'île Maurice à l'égard de l'hypocrisie de Bernardin de Saint-Pierre, accusé d'être dur avec les esclaves tout en tenant des propos philanthropiques à leur égard (sur un feuillet in-12 replié collé en marge de la p. 97). Avec une coupure de presse sur Bernardin de Saint-Pierre expliquant qu'il avait peu goûté la nature de l'île Maurice mais avait tracé un tableau idyllique de ses paysages (feuillet in-16, collé en marge de la p. 99). La dernière note concerne l'exotisme dans Les Fleurs du mal, « après lecture Augusto [Gilbert de Voisins], Kansou », et cite 5 poèmes à valeur exotique qu'il ajoute à ceux mentionnés par Cario et Régismanset : « Vie antérieure, La géante, Parfums exotiques, La chevelure, Le serpent qui danse » (p. 136) Une lecture décisive dans l'élaboration de ses propres conceptions de l'exotisme. Victor Segalen avait rencontré Charles Régismanset en 1907, alors qu'il venait de prendre part comme celui-ci à une polémique publique, contre le moralisme excessif à l'égard de l'opium. Il lui avait écrit la même année une lettre laudatrice concernant son Essai sur la colonisation, dont il approuvait particulièrement l'idée d'une « inanité de vouloir assimiler des races ». Quand il reçut le présent Exotisme, en 1911 en Chine, la lecture de cet ouvrage provoqua chez lui la reprise d'une réflexion engagée en Polynésie plusieurs années auparavant. Il écrivit à Régismanset une importante lettre de Tientsin le 20 octobre 1911 : « Vous dire que je ne partage pas quelques-unes de vos idées serait inexact. Je les reconnais toutes, toutes, excepté une seule qui est l'idée même du livre : réserver le mot exotisme au seul exotisme ethnique et géographique, et l'apparier au terme colonial ». « En partie, donc, c'est à partir de ce contact avec Régismanset que Segalen jette les fondements de son esthétique personnelle [...]. L'une des stratégies principales de l'Essai sur l'exotisme réside dans une dialectique de définitions négatives. Un tel processus se dégage aussi du frottement qui existe entre les idées de Segalen et celles de son contemporain. C'est suite à, peut-être même grâce à la réaction de Segalen contre les écrits de Régismanset que s'esquissent plus nettement les bases de son exotisme » (Charles Fordick, « Victor Segalen et Charles Regismanset », dans Écrivains, peintres, musiciens : Victor Segalen et ceux de son temps, Brest, Association Victor Segalen, Cahiers Victor Segalen, n° 7, 2001, p. 42). Charles Régismanset fut le destinataire en 1912 d'un exemplaire de Stèles.