Description
Le chant ouvrant son recueil Odes, publié de manière posthume aux éditions Les Arts du livre en 1926 « Lève, voix antique, & profond Vent des Royaumes, Relent du Passé, odeur des moments défunts. Long écho sans mur, & goût salé des embruns Des âges ; reflux assaillant comme les Huns. Mais tu ne viens pas de leurs plaines maléfiques : Tu n'es point comme eux poudré de sable & de briques Tu ne descends pas des plateaux géographiques Ni des ailleurs : – des autrefois, du fonds du Temps. [...] Viens ressusciter tout de ta grande caresse » « Cette inoubliable et torrentielle impression du Passé ». Victor Segalen emprunte le titre de cette ode à celui de la première partie du Livre des vers (詩經, Cheu-King, ou Shijing), la première anthologie poétique de l'histoire littéraire chinoise, qu'il a étudiée dans l'édition établie par Séraphin Couvreur publiée en 1896 (Chou-King : Les Annales de la Chine, édition trilingue chinoise, française et latin, Ho Kien Fou, imprimerie de la mission catholique). Cette partie correspond aux poèmes les plus anciens, ceux de la période de la dynastie Tchéou (Zhou) (xiie-iiie siècles avant Jésus-Christ). La formule, qui signifie littéralement « vent des royaumes » (國風, « kouô foung », « guofeng »), autorise une grande richesse d'interprétations. Séraphin Couvreur en livre deux classiques : « Maô Tch'âng en donne l'explication suivante [...], "Foung, vent, enseignement. Ces chants sont comme un souffle qui remue les âmes ; ils contiennent des enseignements qui transforment les cœurs." [...] Tchôu Hi dit : "國, kouô, domaine soumis à la juridiction des princes [...] ; 風 foung, stances que le peuple avait coutume de chanter. Les chants populaires sont appelés foung parce qu'ils ont été composés sous l'influence des grands, et sont capables de faire impression sur les esprits ; de même qu'un objet rend un son sous l'action du vent, et que ce son est capable d'agir sur d'autres objets ». Victor Segalen en a proposé son propre commentaire, publié en regard du poème dans le recueil : « Le Poète entend sans doute ici par "Vent des Royaumes" [...] cette inoubliable et torrentielle impression du Passé, envahissant parfois en triomphe le Présent, "l'abominable présent cadavérique", ainsi qu'il est dit ailleurs. Ce vent est bien le souffle du Passé. Ce vent n'est pas le "Jaune" qui dévale des Steppes mongoles (d'où cette allusion historique des Huns). Il n'apporte point la poussière, ni la tempête, ni la pluie, – mais plénitude. Il se suffit de lui-même. Tout le goût du Passé se concrète un jour, une heure, un moment. Alors l'antiquité déborde et l'instant crève. La vie même, la très précieuse et très affairée vie, se suspend à son passage. On n'espère plus ; on ne désire plus ; on ne peut crier de joie : mais, de toutes les bouches de l'esprit on aspire et l'on gonfle de lui. Cette ode au Passé ne peut donc être ancienne : il faut bien qu'elle date d'aujourd'hui. » Rimes et rythmes à la chinoise. Selon le principe indiqué dans sa lettre du 26 janvier 1913 à Jules de Gautier, la présente ode est comme les autres du recueil « un poème court, conçu sur des rythmes chinois : 5 + 7 ». Elle répond par ailleurs à un système de rimes chinois : quatre vers de trois rimes plates encadrées par deux autres rimes croisées aux extrémités des 2 premiers quatrains et à la charnière des deux suivants, soit : abbb cccd / eeea dfff. Séraphin Couvreur évoque ce système dans son introduction générale au Cheu King : « Dans une même strophe, tantôt les vers se terminent tous par le même son, tantôt la rime varie. Le plus souvent les vers qui riment ensemble se suivent immédiatement ; mais on rencontre aussi des rimes croisées. Quelquefois le premier ou le dernier vers d'une strophe rime avec le premier ou le dernier vers de la suivante. » Victor Segalen, Œuvres, Paris, Gallimard, Nrf, Bibliothèque de la Pléiade, vol. I, p. 850.