Lot n° 71

SEGALEN (Victor) — Épreuves corrigées de son livre Peintures. [Alençon, imprimerie de Georges Supot] pour Georges Crès et Cie à Paris, 1916. 114 ff., placards imprimés sur une seule face, couverture supérieure conservée

Estimation : 12000 - 18000 €
Description
Texte quasiment complet, formé de 3 jeux différents complémentaires : la troisième partie (41 ff. non mis en page abondamment corrigés, au crayon et à l'encre noire) figure en un tirage primitif avec un « bon pour épreuves en pages » et l'indication d'une « peinture » à ajouter, ici non encore imprimée, « Maîtrise logique de Song ». Les 2 premières parties (63 ff., non mis en page, corrigés à l'encre rouge) correspondent à un tirage plus proche de l'intention définitive de Victor Segalen. Les 5 premiers et 5 derniers feuillets, corrigés en rouge et noir, sont mis en page. Ces placards furent travaillés par Victor Segalen en septembre 1915 puis au tournant de 1915 et 1916, comme nous l'apprennent une lettre qu'il a écrite à Jules de Gaultier le 4 septembre 1915, « J'ai tout aussitôt réouvert le manuscrit de Peintures. Nous en sommes aux premières épreuves, typographiées par les soins de Crès. », et trois lettres connues des éditions Crès, la première signée de Charles Grolleau le 27 décembre 1915 : « Nous vous adressons les premiers placards (49 feuillets) de Peintures [...]. Vous pourrez ainsi faire votre mise en pages ». Les deux autres de Georges Crès lui-même, le 11 janvier 1916 : « Nous envoyons vos épreuves avec addition de copie à l'imprimeur en le priant de mettre en pages. Nous répondrons dans le plus bref délai possible à vos diverses observations mais nous vous écrivons aujourd'hui pour vous informer qu'il ne nous sera pas possible de prendre à notre charges les nombreuses corrections d'auteur que vous faites sur les épreuves «, et le 21 février 1916, en lui renvoyant « le spécimen de mise en page que nous adresse l'imprimeur ». Victor Segalen a ici procédé au redécoupage du texte en chapitres et en paragraphes, avec indications de mise en page, mais également porté des corrections de fond et de forme sur son texte : il a choisi des mots plus en accord avec sa poétique, corrigeant par exemple « son goût inné pour le spectacle » en « son goût inné pour le tréteau » (p. 65). Il a plusieurs fois recherché une plus grande sobriété dans ses images, supprimant par exemple la redondance « et plein de bonne manières » dans la formule « le Visiteur cérémonieux et plein de bonnes manières » (p. 63), ou ne conservant que les trois premiers mots de l'expression « hantée de génies, bruissant des ailes qui s'y viennent poser » (p. 79). Il a fait par ailleurs un travail sur la sémantique, le rythme et la sonorité, corrigeant par exemple « C'est le château d'eau d'où viennent ses fleuves drainant les provinces » en « C'est le château d'eau d'où découlent les fleuves drainant ses provinces » puis en « C'est le château d'eau d'où les fleuves, drainant ses provinces, découlent » (p. 90). Il explicite aussi des passages trop allusifs : « L'autre flotterait non mois léger » est ainsi complété en « Et l'Autre, le Dragon, flotterait non moins léger » (p. 97). Il a relevé des coquilles, mais son attention à l'exactitude typographique s'étend jusqu'à l'alignement des lettres dans un même mot, ou à l'espacement entre les mots. Quelques variantes demeurent encore ici avec la version définitive publiée, où quelques expressions seraient reformulées, des titres intermédiaires ajoutés, et où la couverture se verrait ajouter la mention de la succursale de Zurich de Georges Crès qui ne figure pas ici. Une œuvre débutée dans la Chine prérévolutionnaire, achevée dans l'Europe en guerre. En 1910 et 1911, Victor Segalen rédigea en Chine des notes pour Le Fils du ciel, formant 4 cahiers achevés le 21 décembre 1911. En 1912 et 1913, il reprit la partie de ce travail relative à la peinture chinoise ancienne pour en faire un texte destiné à la « Collection coréenne » qu'il dirigeait pour l'éditeur Georges Crès. Il établit ainsi un second manuscrit qu'il reprit encore à partir de février 1915 alors que, rentré en Europe, il envisageait une édition courante préalable à une édition de luxe dans la Collection coréenne (lettre à Jean Lartigue du 4 février 1915). Le 19 mai 1915, il écrivit à Jean Fernet : « Au moment de venir ici [sur la ligne de front], je mettais juste le point final au 2e manuscrit, dans "l'écriture" que vous connaissez, de Peintures, et j'entamais sous sa forme définitive, le troisième. » Les premières épreuves de l'édition courante furent imprimées en septembre 1915, et, excluant la proposition faite par Georges Crès d'une forme chinoise, par crainte d'inauthenticité dans le travail des imprimeurs français, Victor Segalen opta pour une présentation servie par « la plus pure présentation typographique ». Il ajouta simplement l'ornement de deux sceaux au cinabre en tête et à la justification « formant "portique" ». L'impression des épreuves reprit en février 1916, s'acheva en 1916, et le volume de Peintures parut peu après chez Georges Crès dans la nouvelle collection « Les Proses ». Peintures ou l'histoire de Chine en « parades aux tréteaux », fantasmagories verbales pour un genre littéraire nouveau. Victor Segalen, selon ce qu'il en a dit lui-même, avait voulu provoquer l'éclatement de la formule de l'exotisme littéraire avec son recueil Stèles, et désirait pour son recueil Peintures adopter une « attitude littéraire différente (non chinoise) », qui rejetterait toute narration et se présenterait entièrement « en surface mais en surface parfois magique ». Dans cette œuvre marquant une étape « peut-être plus décisive, plus insistante, plus inattendue », il s'agissait pour lui de donner à voir, c'est-à-dire de « participer au geste dessinant du peintre ; [...] se mouvoir dans l'espace dépeint ; [...] assumer chacun des actes peints ». S'il compte reprendre les plus redoutables lieux communs, il entend en faire quelque chose de sien », et poursuivre ses efforts à ne pas se répéter en procédant à une étape « peut-être plus décisive, plus insistante, plus inattendue [...]. Peintures n'aura pas de nom défini déjà [...]. Si j'avais à en indiquer un, je ne pourrais trouver plus d'autre que "Boniments", ou encore "Parades aux tréteaux" [...]. Ici, puisqu'il s'agit de littérature, les toiles sont absentes, et les mots tout seuls doivent non seulement faire image mais faire l'image. D'où nécessité d'une emprise du parleur, du montreur, sur les spectateurs écarquillés... Demi-pouvoir magique. Évocations crues. Fantasmagories verbales : et tout d'un coup l'escamotage et le mur gris. Les sujets ? Toute l'histoire chinoise. La forme : celle, variée, des peintures chinoises, suspendues, ou des rouleaux horizontaux ; – la matière : parfois laque, porcelaine... Mais tout doit se soumettre à l'attitude fondamentale : un boniment » (lettre à Henry Manceron, 3 février 1913). Ce volume a figuré dans 2 expositions : De Tahiti au Thibet ou les Escales et le butin du poète Victor Segalen, tenue à la librairie Jean Loize en 1944 (n° 50 du catalogue imprimé), et Victor Segalen, tenue à la Bibliothèque nationale de France d'octobre à décembre 1999 (n° 110).
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