Lot n° 68

SEGALEN (Victor) — Stèles. « Pei-King », « des presses du Pei-T'ang », 1912. Volume de format 288 x 142 mm : feuilles de différentes tailles imprimées sur une seule face, jointes et pliées à la chinoise en portefeuille

Estimation : 30000 - 40000 €
Description
Véritable édition originale, hors commerce, un des 2  seuls exemplaires sur chine. Composée sur les presses lazaristes de Pékin en mai et juin 1912, et sortie le 13 août 1912, cette édition comprend à peine 286 exemplaires « non commis à la vente » : 81 sur papier de Corée (nombre symbolique correspondant au nombre des dalles de la terrasse du temple du Ciel) dont les 21 premiers sur papier fort ; 1 exemplaire de passe non numéroté sur ce même papier, 2 exemplaires sur chine (l'un personnel, l'autre pour son épouse Yvonne) et 2 exemplaires sur japon (un personnel, un en réserve). Ces 86 exemplaires furent destinés à l'auteur, à ses parents et ses amis, ainsi qu'à des personnalités comme Paul Claudel (dédicataire de l'œuvre), Claude Debussy, André Gide, Pierre Loti, le philosophe Jules de Gaultier ou le sinologue Édouard Chavannes. Les 200 autres furent tirés sur vélin. L'édition de 1912 de Stèles fut la seule corrigée de la main de Segalen : ce ne fut pas le cas en effet de la seconde édition dont il critiqua le tirage dans une lettre à Paul Claudel : « fait trop vite, et que je n'ai pu surveiller » (25 janvier 1915). Des presses du Pei-T'ang. L'évêque de Pékin, Louis-Gabriel Delaplace, fit l'acquisition d'une presse à bras en 1862 pour la publication des documents utiles à son ministère apostolique, et fit venir en 1878 deux frères lazaristes pour s'occuper des impressions. L'un deux, frère Auguste Maes, s'était formé dans ce but à l'imprimerie parisienne Chamerol, et prit la direction de l'imprimerie. Située dans le quartier de la cathédrale catholique à Pékin, dit Pei-T'ang (Beitang), elle prit son essor grâce à ce religieux énergique qui, durant près de cinquante ans, la dota de nouvelles presses et la développa jusqu'à employer une cinquantaine d'ouvriers. Envoi autographe signé : « À Mavone chérie, qui vit éclore le germe de ceci, – qui est mêlée à ceci comme la chair au baiser ; – sans autre dédicace puisque Ceci est un peu d'Elle... » Sur Yvonne Segalen, épouse aimée, interlocutrice indispensable et collaboratrice zélée, cf. supra le n° 60. « Juxtaposer la bibliophilie chinoise à la nôtre » (Victor Segalen à son ami Henry Manceron, 25 mars 1912). Dans une lettre adressée la même année à Augusto Gilbert de Voisins, Victor Segalen renchérissait : « Cette édition, avec ses caractères chinois gravés sur bois constituera je crois une nouveauté bibliophilique, car ce n'est pas une plaquette européenne décorée à la chinoise, mais un essai de tirage et de composition dans lequel la bibliophilie chinoise a une part équivalente aux lois du livre européen : marges, titres, etc. ». Il empruntait ainsi aux traditions de Chine la forme, le pliage en portefeuille entre deux planchettes de bois usité pour les albums d'estampes, et la matière, le papier de tribut des feudataires coréens à la cour impériale, offrant les qualités du chine et du japon. À l'instar du caractère chinois, symbole du signifié, la mise en page devait figurer le monument lapidaire par le format inspiré des proportions de la stèle de Si-ngan-fou (Xi'an), l'encadrement noir et les épigraphes. Les chatoiements translucides du papier de Corée : Yvonne Segalen se souviendrait auprès de sa fille : « Ce papier de Corée venait bien de Corée. Nous avions acheté les premières feuilles à Pékin pour coller l'hiver au treillage de la classique maison chinoise et ton père avait été frappé de la beauté de ce papier » (Victor Segalen, Correspondance, Paris, Fayard, 2004, t. I, p. 1263). L'élégance ésotérique de la calligraphie chinoise : Segalen choisit de faire figurer des caractères chinois dans trois emplois et trois styles calligraphiques différents, tous gravés sur bois : sur le premier plat, le titre de l'œuvre dans le « style des scribes » ou « lishu » ; en frontispice de chaque partie, un titre en « style semi-cursif » ou « zhuanshu » ; en épigraphe de chaque stèle, dans le « style régulier » ou « caoshu », une citation littéraire empruntée aux Annales ou aux classiques, ou forgée par Segalen, ou encore une simple expression de la langue chinoise, destinée à être développée dans le texte ou à fournir pour celui-ci une clef à sa compréhension. En ouverture et en fin de volume, trois sceaux « rouge-cinabre » appliqués à la main : le premier reprend le titre, « 古今碑録 », soit, selon la traduction de Victor Segalen, « Recueil de stèles anciennes et quotidiennes ». Le second, «  秘 園 之 印  », se traduit par « sceau de Mi Yuan », «  Mi Yuan  » signifiant « Jardin mystérieux », nom de lettré que Victor Segalen réservait aux intimes. Le troisième, reprenant l'épigraphe de la première stèle du recueil, « 無 朝 心 宣 年  », se traduit par « Promulgation intime de l'ère Wu-chao », « Wu-chao » signifiant littéralement « sans dynastie », et forme un paradoxe qui s'explique à la fin de cette même première stèle intitulée « Sans marque de règne » : « Que ceci donc ne soit point marqué d'un règne [...] mais de cette ère unique, sans date et sans fin, aux caractères indicibles, que tout homme instaure en lui-même et salue, à l'aube où il devient Sage et Régent du trône de son cœur ». Les épreuves, corrigées entre mai et juin 1912, témoignent du soin accordé par Victor Segalen au visuel, pointant "le vide désagréable", pesant majuscules et minuscules, s'essayant à l'art calligraphique et s'appliquant dans l'apposition des sceaux qui ouvrent et clôturent le volume. « Une vision de la Chine » et une œuvre littéraire française capitale du xxe siècle : Segalen, qui avait débuté l'étude du chinois en 1908, séjourna trois fois en Chine : comme explorateur et médecin de 1909 à 1913, et dans le cadre de missions archéologiques en 1913-1914 et en 1917. Il en tira des études scientifiques importantes, figurant notamment dans le Premier exposé des résultats archéologiques obtenus dans la Chine occidentale par la mission Gilbert de Voisins, Jean Lartigue et Victor Segalen (1914), paru en 2 fascicules (1916) et un atlas (1923-1924). Mais cette expérience nourrit aussi largement son activité littéraire, lui inspirant une série d'œuvres abordant la Chine sous différents angles, comme Stèles (1912), Peintures (1916) et Odes (1926). « Le monde chinois de cette œuvre est une immense allégorie du monde intérieur de Segalen au service de l'indicible », dit Henri Bouillier : « Ce contact intime avec la Chine réelle se complétait, par la création imaginaire, d'une Chine mythique : "ce n'est ni l'Europe, ni la Chine que je suis venu chercher ici, mais une vision de la Chine", écrivait-il à Debussy. Dès lors, beaucoup de textes ébauchés au soir des étapes allaient se transformer en poèmes. La forme « stèle » adoptée est née d'une analogie fulgurante entre les tables de pierre dont la Chine est parsemée et les « petites proses courtes, denses » qu'il se proposait d'écrire avant même de les avoir vues. Condenser, concentrer le langage était d'autant plus nécessaire qu'il lui fallait fixer ces « instants divinatoires » dont il avait dit à propos de Rimbaud qu'« ils désignent le poète essentiel » (dans En Français dans le texte, Bnf, 1998, n° 340).
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