Description
Manuscrit intitulé « Mémoire des pensées et des sentimens de J... M... Pr... C... De T... et B... » [ 2 volumes in-4, 446-(2 blanches) + 830 [chiffrées 453 à 1282, sans manque apparent] pp., avec un feuillet blanc intercalé entre les pp. 746 et 747, veau brun marbré de l'époque, dos à nerfs cloisonnés et fleuronnés, pièces de titre et de tomaison grenat et brunes, tranches rouges ; mors refaits, restaurations aux coiffes et coins. Le curé Meslier, communiste et athée. Fils d'un marchand des Ardennes champenoises, Jean Meslier fit des études au séminaire de Reims puis occupa la cure d'Étrépigny et de Balaives, près de Charleville et Sedan. Hormis un conflit avec le seigneur local qu'il accusait d'opprimer les villageois, il mena une existence modeste et paisible. Cependant, « entré dans l'Église sans avoir la foi, Meslier, dans les conditions de l'Ancien Régime, a pu concilier, non sans déchirement intérieur, un rôle social, humanitaire et culturel, de clerc au service de la communauté rurale [...], et des convictions personnelles radicalement antireligieuses et antimonarchiques » (Roland Desné). Il laissa à sa mort (apparemment volontaire) des textes extrêmement provocateurs pour l'époque : le présent Mémoire, des Lettres aux curés du voisinage, et ce qui fut ensuite appelé L'Anti-Fénelon, en fait des notes de lecture critiques trouvées dans les marges de son exemplaire de l'ouvrage de Fénelon Démonstration de l'existence de Dieu.
Un des rarissimes manuscrits clandestins complets de ce brûlot, de ceux qui comprennent bien les 8 « preuves » de la démonstration. Elles sont ici réparties en 3 parties, chacune avec table : l'avant-propos et les preuves 1 à 4, puis les preuves 5 et 6, enfin les preuves 7 et 8 suivies de la conclusion. Le Mémoire, trouvé à la mort du curé Meslier en trois copies complètes de sa main, actuellement conservées à la BnF, a d'abord circulé sous le manteau de manière manuscrite : Voltaire évoquait l'existence d'une centaine d'exemplaires à Paris au début des années 1760. Il en subsiste aujourd'hui moins d'une vingtaine de connues, et encore faut-il observer que la moitié seulement en est complète des 8 preuves – les autres n'en ont que les 5 premières. Or c'est dans les trois dernières preuves que s'exprime sans doute le plus clairement le radicalisme du curé Meslier : dans la sixième, il aborde directement la question sociale et politique, critiquant un clergé riche et fainéant, proposant un système de propriété communiste, et dénonçant la tyrannie de la monarchie française ; dans la septième, il réfute l'existence même d'un Dieu, s'attaque au créationnisme et expose des thèses matérialistes ; dans la huitième, il réfute la croyance dans l'immortalité de l'âme. Un texte longtemps ignoré ou méconnu. Mis à part une circulation manuscrite confidentielle, le Mémoire n'atteignit une certaine notoriété qu'en 1762, avec la publication d'extraits sous le titre Testament de Jean Meslier, par les soins de Voltaire. Celui-ci avait eu connaissance du texte dès 1735, mais il l'utilisa dans sa croisade contre l'Infâme au moment de l'affaire Calas.
Cependant, non seulement il tronqua le texte, n'en conservant que la partie antichrétienne, mais il le réécrit en partie et lui adjoignit une conclusion à connotation nettement déiste. En outre, certaines copies se mitigèrent de passages extraits des œuvres du baron d'Holbach, sans avertissement, et, pis encore, des textes de Sylvain Maréchal et du baron d'Holbach furent frauduleusement publiés pendant la Révolution sous le nom de Jean Meslier. Enfin, la première édition complète du Mémoire, publiée confidentiellement en 1864, s'avéra largement fautive – il fallut attendre 1970 pour voir paraître la première édition critique digne de ce nom, établie par les soins de Jean Deprun, Roland Desné et Albert Soboul. La religion, imposture au service des puissants et des tyrans. Le curé Meslier, d'une culture enrichie de lectures étrangères au domaine théologique – Montaigne, Naudé, Malebranche, etc. –, déroule de manière approfondie un argumentaire visant à retirer tout caractère divin aux Écritures Saintes, et à restituer à l'homme la paternité des rites et croyances. Il met ensuite les conclusions de ces démonstrations au service d'un discours politique et social selon lequel la religion sert à justifier les inégalités sociales et les abus de pouvoir.
Jean Meslier fut un des premiers à articuler des thèses anticléricales et antireligieuses avec l'apologie de la Jacquerie et même du régicide. Il s'exprime avec une radicalité violente et lyrique : « ... C'est avec grande raison que j'ay dit que tout ce fatras de religions et de loix politiques n'étoient que des mistères d'iniquité. Non, mes chers amis, ce ne sont que des vrays mistères d'iniquités, vous devez les regarder comme tels puisque c'est par ces raisons-là que vos prêtres vous rendent et vous tiennent misérablement toujours captifs sous le joug odieux et insuportable de leurs vaines et sottes superstitions sous prétexte de vouloir vous conduire heureusement à Dieu ; et que c'est par ce moyen-là que les princes et les Grands de la terre vous pillent, vous foulent, vous oppriment, vous ruinent et vous tyrannisent au lieu de vous gouverner et de maintenir le bien public. Je voudrois pouvoir faire entendre ma voix d'un bout du royaume à l'autre, ou plutôt d'une extrémité de la terre à l'autre ; je cri[e]rois de toutes mes forces : vous êtes fols, ô hommes, vous êtes fols de vous laisser conduire de la sorte et de croire aveuglément tant de sottises... » (conclusion, pp. 1246-1247).
Un texte précurseur du matérialisme, le curé Meslier professait des idées nettement mécanistes : « il a eu le mérite [...] de tracer quelques-uns des cadres intellectuels que Diderot, dans Le Rêve d'Alembert, réutilisera et remplira d'une science neuve » (Jean Deprun). Le curé Meslier, « un des témoins les plus originaux de la "crise de conscience" qui a marqué les débuts du siècle des Lumières » (Jean-Robert Armogathe). Son Mémoire est à considérer comme l'aboutissement de deux siècles de critique du christianisme, comme relevant du « libertinage » intellectuel par son recours à la science et à l'épistémologie cartésienne, mais il marque également une rupture dans l'histoire de l'athéisme : contrairement aux « libertins » du XVIIe siècle, il n'use plus comme eux des équivoques et allusions voilées, mais formule ses idées de manière explicite, directe, et ne s'adresse plus à un cénacle prudent de gens avertis mais, comme il l'écrit dès le sous-titre, « à ses paroissiens... et à tous leurs semblables ».
Provenance : l'écrivain, librairie et bibliographe Lucien Scheler (mention autographe signée au recto de la seconde garde supérieure).