BELLE ET CURIEUSE LETTRE SUR L'ABBE JULES.
Bien que tous deux naturalistes, puis membres de l'Académie Goncourt, Huysmans et Mirbeau, qui s'étaient rencontrés vers 1875, ne se fréquentaient guère. Ils avaient peu d'affinités, cette lettre est la seule connue de Huysmans à Mirbeau. Quand il reçut L'Abbé Jules, paru en avril 1888, Huysmans laissa passer du temps avant de remercier Mirbeau, peut-être pour ne pas le heurter; sa réponse est en effet assez paradoxale: il reproche à l'auteur d'avoir fait de l'abbé Jules un prêtre, ce qui est pourtant la base même du roman. Cette lettre pourrait aussi faire présager de la future évolution religieuse de Huysmans.
Mirbeau lui ayant écrit, il s'excuse de son retard: mais de convention tacite, il était entendu que l'horreur de s'écrire des lignes était absolue, immense. Il a lu le roman et avoue tout de suite: Il me déconcerte un peu, en tant qu'abbé — Je vois pardieu bien que vous l'avez fait sardonique et que vous l'avez mystérieusement campé ! Sa vocation — si tant est qu'il en ait une — étonne sa famille, car elle ne s'explique point — son séjour à Paris reste dans l'ombre et suggère d'hyperboliques et sacrilèges ruts — mais c'est là ce qui m'arrête. Il me semble qu'un prêtre arrivé comme celui-là à une rosserie telle et à un pareil sadisme, deviendrait, fatalement, défroqué [...] La soutane gardée étonne. Le grand écueil, pense-t-il en effet, c'est la psychologie des prêtres: Je ne crois pas que le prêtre puisse être fait par des romanciers — qui ne sont pas prêtres. C'est si particulier, si étrange ! — une cervelle maniée, pétrie, pendant des années, toujours dans le même sens, la physionomie, l'allure, la marche même restent ineffaçables, tant c'est puissant.
Il évoque ensuite un ami qui croyait avoir la vocation — après une retraite, en quelques heures, il avait été sondé, éclairé, par un psychologue de la Chartreuse plus fort à coup sûr que l'ami Bourget [Paul Bourget]. Bref, pour l'abbé Jules, inaptitude absolue à la prêtrise, décrète-t-il: J'eus [sic] donc mieux aimé l'abbé Jules pas prêtre. Il reconnaît cependant de grandes qualités au roman: Il y a dedans une certaine fièvre, des vues rouges, un galop de pouls, des craquements de doigts, des cris qui mettent le livre à part. Puis la langue, dans la scène par exemple où l'abbé se jette sur la fille, charrie des braises [...]. Il le loue enfin pour ses peintures d'intérieurs: ce sens de la maison de province, de l'intimisme des chambres un peu froides, vous l'avez comme personne. Dans le Calvaire [1886], c'était manifeste déjà — et les jardins autour ! La retraite de l'abbé revenu chez lui est étonnante, il y a là un enclos que j'ai relu, d'un charme tout pénétrant.
Lettre inédite, absente des Lettres à Théodore Hannon (éd. P. Cogny et Ch. Berg, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 1985 et des Vingt lettres à Théo Hannon (éd. J.-P. Goujon, À l'écart, 1984).