L.A.S. «Maurice Ravel», «Sur le Rhin, vers Dusseldorf» 5 juillet 1905, à Maurice DELAGE; 6 pages
Très belle lettre lors de sa croisière sur le yacht l'Aimée d'Alfred et Misia Edwards, en compagnie de Cipa et Ida Godebski, Pierre Bonnard et Pierre Laprade.
Depuis hier, ils sont sur le Rhin allemand. «Cela n'est pas, à beaucoup près, le Rhin que j'imaginais, tragique et légendaire, à défaut de Nixes, de gnomes et de Walküres, peuplé de burgs sur des rocs à pics, au milieu de sapins. Hugo, Wagner, Gustave Doré. [...] Ce que j'ai vu hier sera tracé au coin de l'oeil, en compagnie du port d'Anvers. Après une journée vaseuse, sur un fleuve très large entre des rives désespérément plates, sans caractère, on découvre une ville de cheminées, de dômes crachant des flammes et des fumées rousses ou bleues. C'est Alsum [Walsum], une fonderie gigantesque dans laquelle travaillent nuit et jour 24 000 ouvriers. Rerorth [Ruhrort] étant trop loin, nous faisons escale ici. Tant mieux car on n'aurait pas vu ce spectacle prodigieux. On est descendu jusqu'aux usines, à la nuit tombante. Comment vous dire l'impression de ces châteaux de fonte, de ces cathédrales incandescentes, de la merveilleuse symphonie des courroies, des sifflets, des formidables coups de marteaux qui vous enveloppe. Partout, un ciel rouge, sombre et ardent. Là-dessus, un orage a éclaté. On est rentré horriblement saucés, en des dispositions diverses. Ida, terrifiée, avait envie de pleurer.
Moi aussi, mais de joie. Ce que tout cela est musical ! aussi j'ai bien l'intention de m'en servir. On est parti ce matin, par un temps de pluie.
Un soleil très pâle, très haut. À chaque instant, des masses bleues se découvrent à travers le brouillard jaune. Puis, on perçoit comme de grands palais de féerie. Ce sont toujours les usines monumentales dont toute la région est couverte. Maintenant le paysage s'appaise. Les rives de nouveau plates avec de petites forêts de temps à autre. On compte coucher ce soir à Düsseldorf»...