Lot n° 57

DORVAL Marie (1793 1849)

Estimation : 2 500 - 3 000 EUR
Adjudication : 2 990 €
Description
10 L.A. (dont 2 signées «Marie»), février 1834 et juin 1836, à Alfred de VIGNY; 44 pages in-8, 3 adresses (la 1ère lettre incomplète du début).
Magnifique correspondance amoureuse de l'actrice en tournée à son amant poète.
Bordeaux 1834. [5 février]. Elle va jouer Henri III et sa cour. Elle évoque ses prochains débuts à la Comédie-Française, avec Monrose, mais est mécontente de son rôle, dans la pièce de Mazères [Une liaison]: «il devient à rien en le travaillant... Comme c'est agréable ! Ah ! moi c'est ma destinée, il me faudra lutter aux Français comme partout. Jamais je ne suis servie par les circonstances». On lui demande des vers de Vigny; elle le prie d'envoyer Les Amants de Montmorency. «Aie la bonté mon
Alfred, de faire parler un peu de moi dans notre Vert-Vert. Je t'assure que j'ai fait ici une grande impression, il n'est question que de moi dans toute la ville. Adieu, cher bien-aimé, je vous baise sur les deux côtés et sur votre petit menton et sur mon petit signe». - [17 février]. Minuit. «Oh mon âme chérie ! Oh mon bonheur ! Mon ange mon Alfred, je te retrouve dans cette lettre, je retrouve ton âme grave et qui m'aime. Tu vois bien, tu vois bien que je ne me trompe pas ! Quand tes lettres m'affligent, c'est que je sens qu'elles ne sont pas toi, la vérité, je ne te sais pas gré d'une fausse gaieté, je crois que tu deviens léger, que tu m'aimes moins... et quand cette idée me traverse l'esprit je suis morte, tuée par elle. Cet amour que j'ai pour toi devient tous les jours plus grand. [...] Tu as tué le sommeil de Marie. Quand je dors, mes rêves sont désolants et me fatiguent plus que mes idées quand je veille. Toujours dans ces rêves tu me trompes, tu es infidèle, je me réveille en pleurs. [...] Mais va, sentir que je t'aime, le sentir par le plaisir ou par la douleur, ce n'est qu'ainsi que je puis vivre et je vais te revoir bientôt, être heureuse»... Elle décrit sa loge, «grande et délabrée, froide. [...] Les applaudissements, les fleurs, les mauvais vers, j'en ai par-dessus la tête. Tout cela ne vaut pas mon ange, non tout cela ne vaut pas ta belle petite lèvre chérie que je te supplie bien de me garder toujours sans que jamais elle touche la bouche d'une autre femme»... - Samedi [22 février]. Elle ne veut pas lui écrire quand elle a «un chagrin que tu ne peux pas comprendre parce que tu ne le sens pas. Dis-toi que cela passera, et ne crois pas que je joue la comédie et que c'est un froid calcul. Je ne suis pas femme à cela. Quand je crois voir de la froideur dans tes tranquilles lettres, des idées de jalousie viennent me tuer voilà tout. Ne parlons plus de cela jamais. Mon caractère ne peut pas changer. Si un jour je t'aime à mon aise, tu me trouveras plus aimable. Mes nerfs se calmeront beaucoup et mon imagination aussi je t'en réponds. Puisque tu es au mieux avec mon mari demande-lui si je le tourmente»... 1836. Sur le chemin de Villeneuve-le-Roi, mardi [14 juin]. Elle évoque leurs adieux à Villeneuve-Saint-Georges: «Jamais je ne t'avais vu plus aimable et plus tendre. Cette impression d'amour que tu m'as laissée me fait du bien, m'encourage et me console. Sois toujours mon amant comme tu l'étais hier et je ne comprendrai pas de plus grand bonheur dans la vie. Tâche de retrouver la petite étoile de la rivière, tu l'appelleras
Marie-Alfred. Je t'ai juré devant elle de t'aimer toujours et de t'être fidèle, je crois bien que tu m'as fait le même serment, si tu y manquais cette pauvre petite étoile s'en irait du ciel. [...] Ma petite charrette roulante me déplaît moins parce qu'elle a été visitée par toi. Je vois la même campagne que nous voyions hier ensemble, cela donne de l'intérêt à ce qui m'entoure. Je cherche une petite maison de berger et je n'en vois pas. [...] Adieu mon cher amour, mon Alfred bien-aimé. Pense à ta pauvre Marie, bien malheureuse de ne plus être près de toi». - Saint-
Florentin [14 juin]. La voiture est arrêtée pour réparation. «Je viens de me reposer un peu car je suis fatiguée de la nuit, et peut-être un peu de notre soirée. [...] Tu m'as dit qu'un jour nous serions libres, ne fût-ce qu'un mois, et fût-ce à 80 ans, de vivre seuls ensemble, j'y compte bien n'est-ce pas. Tu es un prophète»...
Dijon, 15 [juin]. Mercredi. Elle est enfin arrivée, et va jouer Antony: «L'Antony est un Antony de rencontre qu'on vient d'expédier de Paris et qui a appris son rôle dans la diligence car le vrai Antony de Dijon est en prison depuis trois jours [...] Cher ange que je t'aime et que je te regrette ! Que tu as été charmant les derniers jours et surtout le tout dernier jour. Méchant ! vous l'avez fait exprès. Mais je ne t'en veux pas va, ce que tu m'as montré de tendresse tu l'as toujours dans ton coeur, mais renfermé, parce que tu as toujours quelque chose contre moi, n'estil pas vrai ? Mais comme tu me rendrais heureuse si tu étais toujours tendre ! tu ne te figures pas comme tu es charmant quand tu es ainsi».
Elle décrit sa chambre à l'hôtel du Parc... - Samedi 18 juin. «Me voilà bien établie dans l'ennui de la province mon cher Alfred, mais j'y suis toute résignée. Je me ferais un cas de conscience de trouver le moindre plaisir, la moindre distraction pendant une séparation qui nous coûte tant à tous deux !» Dijon est triste. Elle brosse un amusant portrait du directeur du théâtre, Bousigue: «Il a sur la tête un faux toupet d'une si prodigieuse hauteur qu'il lui est impossible de mettre son chapeau autrement que sur l'oreille et le fait tenir par le moyen de l'équilibre [...] à la répétition je n'ai trouvé rien de passable ni en acteur ni en actrice, c'est partout la même ignorance, pas la moindre distinction, pas le moindre sentiment de l'art. Je suis si habituée à tous ces pauvres acteurs que c'est encore un parti pris pour moi et j'en ai moins de dégoût à ce voyage-ci qu'aux autres». Elle a eu beaucoup de succès dans Antony. «Je ne finissais pas le spectacle, je suis rentrée de suite et je me suis couchée à l'instant en pensant à toi mon cher amour en te cherchant dans mon lit en désirant tes bras pour m'y reposer et ta bouche pour me baiser»...
La salle et le théâtre sont très beaux; répétition d'Angelo... «Adieu mon ange cent mille baisers sur ta chère bouche que j'aime»... - Mardi 21 juin. Elle ne «quitte pas le théâtre soir et matin. Hier soir j'ai répété deux drames, j'avais répété toute la matinée. Je suis déjà horriblement fatiguée de la voix [...] Je joue ce soir Catarina et Clotilde. Dimanche j'ai joué Tisbé, demain je fais ma clôture. Je pars d'ici jeudi à midi pour
Chalon où je joue vendredi. Tes lettres font mon bonheur mon Alfred et je t'adore de toute mon âme quand la tienne s'ouvre à moi entièrement avec tant de chaleur et de grâce ! tu es mon bon ange chéri»... [Chalon-sur-Saône] Dimanche 26 juin. Elle s'inquiète de ses filles, de Gabrielle, qui est «fausse et menteuse», et devenue la maîtresse de Fontaney, et surtout de la petite Caroline; elle supplie Vigny d'aller chez elle: «Vois par toi-même. Tâche de savoir qui me trompe dans tout cela. Préserve un peu Caroline, elle est si raisonnable ! [...] que je te demande pardon de te parler de tout cela tu ne peux rien à tout cela cher ange mais j'ai du chagrin et je viens à toi... Penser seulement que tu iras chez moi me rassure et me fait du bien !»...- 28 juin. «Je suis ici dans un ignoble village, cher ange, mon affiche est à côté de celle de l'éléphant et l'éclipse entièrement. Les chevaux, les chiens savants, le combat du taureau font bien du tort à Clotilde et Adèle et le directeur en sera pour son argent. Chalon n'a pas de public. Les familles distinguées qui l'habitent sont à la campagne. Il n'y a en ville que des paysans venus pour la foire, des marchands occupés d'acheter et de vendre et de compter leurs écus puis la plus ignoble racaille de républicains d'estaminets que BOCAGE a ameutés contre mon directeur à moi qui l'a obligé de céder la placer. Ce pauvre Bocage fait scandale partout après une de ses représentations où il avait joué seulement devant le parterre républicain on le fit revenir sur le théâtre et on cria:
Vive le citoyen Bocage. Mort à M. Bousigue et à sa troupe. Peut-on rien imaginer de plus pitoyable... Il résulte de cela que je n'ai pas le bonheur de jouer devant ces farouches enthousiastes de notre ami Bocage. [...]
Le seul véritable chagrin de ma vie mon Alfred est de ne pas passer toutes les heures de ma vie avec toi qui renferme tout bonheur, toute paix, tout amour et tout plaisir. Quand j'ai passé six mois presque avec toi, je n'étais pas encore en état de comprendre toute cette félicité, c'est aujourd'hui mon dieu ! que mon coeur saurait en jouir ! et que je serais reconnaissante d'un pareil bonheur !»...
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