Lot n° 129

COCTEAU JEAN

Estimation : 15 000 - 20 000 EUR
Adjudication : Invendu
Description
MANUSCRIT autographe, Clair-Obscur, 1952-1954; 352 pages in-4 ou in-8, et 228 pages, sous deux dossiers cartonnés.
Manuscrit complet de l'important recueil poétique Clair-Obscur, accompagné de ses brouillons, des pièces écartés et de dessins.
La genèse de Clair-obscur a été longue et complexe, ainsi que ce manuscrit permet de la suivre. L'idée du recueil prit forme au cours des voyages que Cocteau fit en Espagne durant l'été et l'automne 1953. Aux poèmes rédigés pendant cette période, Cocteau ajoutera des pièces légèrement antérieures (de 1952) et complètera l'ensemble au cours de 1954. Le 10 juin 1954, le poète, victime d'un infarctus, passera sa convalescence à Santo-Sospir, où il corrigera les épreuves de Clairobscur, qui paraîtra à la fin d'octobre aux Éditions du Rocher. Avec Clair-obscur, Cocteau veut explorer le mystère poétique, cherchant à la fois la concision et la précision dans le langage, en même temps qu'une prise de contact avec les ténèbres de l'inconscient, avec le «double dessein de cacher l'obscur sous le clair et le clair sous l'obscur». Le recueil comprend trois parties: Cryptographies au nombre de 92, 26 poèmes Divers, et 20 Hommages et poèmes espagnols, plusieurs inspirés par le voyage en Espagne, et des hommages à des peintres et écrivains.
A. «Esquisses pour Clair-obscur». Manuscrit de premier jet et brouillons. 296 pages in-4 (27 x 21 cm) et 56 pages in-8 (21 x 13,5 cm) sur divers papiers, principalement sur vélin des papeteries Lalo, provenant de blocs dont 3 fonds cartonnés ont également servi de supports aux brouillons, ainsi qu'une enveloppe, auxquels s'ajoutent 5 ff. in-fol. (35 x 27 cm) de papier à dessin provenant d'un bloc à spirale.
Une trentaine de poèmes sont accompagnés de copies au carbone.
La plupart des pages sont écrites au stylo bille bleu, une trentaine au crayon, 4 au stylo bille vert pâle sur papier ligné Le tout est rassemblé dans un classeur-dossier ocre portant le titre autographe au stylo bleu: «Esquisses pour Clair-obscur».
Ce fort dossier de plus de 350 pages d'esquisses, notes, brouillons et mises au net intermédiaires, portant plus d'un millier de mots ou passages corrigés, retrace l'élaboration de cet ouvrage complexe.
Il s'accompagne de 5 dessins originaux; sur quelques feuillets, des petits dessins, gribouillis et ondulations accompagnent et prolongent l'écriture tourmentée des brouillons, qui contraste avec la calligraphie des manuscrits achevés. Les vers occupent parfois la page en diagonale ou même dans tous les sens, offrant un ensemble touffu, d'une étonnante richesse graphique produite par l'écriture elle-même.
B. Manuscrit mis au net. 228 feuillets in-4 (27 x 21 cm) écrits au recto au stylo bille bleu sur vélin ivoire Lalo filigrané GL Paris Renage, comportant la page de titre, une note sur la numérotation, et 222 pages paginées au crayon de 1 à 210 avec des bis et des ter (et quelques incohérences) avec numérotation des poèmes (elle aussi parfois incohérente); le tout sous chemise cartonnée verte à rubans élastiques portant la mention: «manuscrit 1 (mis en ordre)».
La page de titre porte le plan du recueil: «Strophes/Divers /
Hommages et Poèmes espagnols»; la deuxième page porte la recommandation de «renuméroter les poèmes et repaginer». Cette mise au net comprend encore plus de 400 corrections avec des passages biffés qui présentent d'intéressantes variantes. Le recueil subira de nouvelles modifications lors des dactylographies et épreuves corrigées; sur le manuscrit déjà, des suppressions de strophes et de poèmes sont envisagées, confirmant une exigence qui ira jusqu'à élaguer le recueil de presque un quart du volume. Notons que la page de titre de la section Strophes (qui deviendront les Cryptographies) porte le sous-titre: «variations sur des thèmes connus».
Le manuscrit A permet de reconstituer la laborieuse genèse du recueil, les textes présentant fréquemment des dates de composition, situées d'août 1952 à juillet 1954. La «petite préface» est fixée dès les premiers brouillons, avec la phrase célèbre et éclairante: «La poésie est une langue à part que les poètes peuvent parler sans crainte puisque les foules ont coutume de prendre pour cette langue une certaine manière d'employer la leur». Dans le manuscrit A, elle s'intitule Art poétique, et se complète d'une note autographe qui en donne la source: «Sartre cite de moi une phrase où je dis qu'enfant je ne croyais pas que les étrangers parlaient une langue mais faisaient semblant d'en parler une. C'est la croyance de nombre de personnes qui parlent des poètes»... Dans le manuscrit B, elle porte le titre antérieur biffé et remplacé par Préface, suivie d'un paragraphe qui sera finalement écarté: «La poésie oblige à nouer et dénouer le fil du verbe de telle sorte que sa pelote déroule et jamais ne se dévide jusque dans la rue».
La division du livre en trois parties bien distinctes est présente très tôt, comme l'indique une ébauche manuscrite de plan dans le manuscrit
A: «1. La petite préface - avec étoile et note à la fin du livre./2. Choix sévère des poèmes non espagnols./3. Suite espagnole (datée). 4. Il faudrait finir sur un chef d'oeuvre - mais voilà !»
Cet ensemble donne un panorama très complet de l'avant-texte, montrant les étapes très diverses du travail, allant de premières notes jetées au crayon, à des brouillons surchargés de biffures et de corrections, à des mises au net, souvent provisoires et corrigées à nouveau, parfois signées et datées. Outre les dates, on relève d'intéressantes précisions; ainsi sur un brouillon des 3 premières strophes de l'Hommage à Goya: «L'hommage à Goya a été écrit le même jour mais l'hommage à Gréco était fait dans ma tête depuis
Tolède». Outre des indications chronologiques ou contextuelles, on trouve parfois dans les marges des notes prises pour mémoire, sans rapport direct avec le texte, par exemple: «Misia Sert disait de Ravel: il met la ponctuation et n'écrit pas dessous».
Les poèmes de la dernière partie, où la recherche formelle est la plus poussée, portent la trace des tâtonnements et de récritures successives: les brouillons pour Hommage à Pouchkine occupent 10 feuillets dont 9 datés, les étapes de la fabrication du poème s'échelonnant du 25 juin au 5 juillet 1954; sur le dernier feuillet, donnant une «autre version de la strophe finale» encore très raturée, on lit: «à peu près définitif/5 juillet 1954/mon anniversaire».
Le poète procède surtout en raturant, ne conservant que quelques lignes soulignées et reportées sur de nouveaux essais dans un désordre apparent et trompeur, qui feront progressivement émerger la version quasi définitive que l'on découvrira dans le manuscrit B.
La quasi-totalité des poèmes est écrite lorsque Cocteau opère une première mise au net qui les reprend tous et les ordonne.
Le dossier A présente également 5 dessins originaux: * au verso d'une version de premier jet de «Votre arme, Éros»... («Votre beauté n'est pas celle qui me gouverne»...): profil stylisé de jeune homme au stylo bille bleu; la ligne du cou se termine en signature «Jean»; il porte la date 1953 sur le front; l'oeil est cerné d'une arabesque qui évoque une clé de sol (21 x 13,5 cm). * au verso du poème «Un automne»..., un portrait analogue mais plus épuré (21 x 13,5 cm).
* sur un grand feuillet de papier dessin (35 x 27 cm) plié en deux pour servir de chemise: «Brouillon de Clair-obscur», deux sujets espagnols au crayon rehaussé à l'encre noire et bleue: un guitariste avec une danseuse de flamenco; un toréador flanqué d'un taureau.
* sur un feuillet semblable, au verso d'Hommage au Greco, deux grandes esquisses au stylo bille bleu évoquent des tableaux du peintre espagnol. * en marge du poème «Son index»... (avec un autre brouillon au verso), grand profil de jeune homme, l'index pointé vers le nez (27 x 21 cm).
Le manuscrit B «mis en ordre» adopte un plan quasi définitif en trois parties: 1) Strophes, qui deviendra Cryptographies, avec l'épigraphe révélatrice: «Il est difficile d'avoir l'air facile» de Jean-Philippe Rameau. Cette longue série de pièces en vers, sorte de kaléidoscope, sur des rimes connues et une apparente simplicité, entend explorer des thèmes aussi profonds et difficiles que l'âme humaine, le temps, la mort, la beauté. Cette partie comporte 130 poèmes, parmi lesquels les 92
Cryptographies de l'édition, auxquels s'ajoutent 3 pièces sans titre qui seront déplacées dans la section «Divers» sous le titre Chambre,
Mycènes et Trois fois hélas. Sur les 35 poèmes écartés, 33 seront publiés dans «En marge de Clair-obscur» de la Pléiade, et deux poèmes semblent être restés inédits: «Du temps je connais»..., et «Que je me glisse»... (daté 26 novembre 1953).
2) Divers. Cette section comporte 33 poèmes, dont 19 seulement seront conservés dans l'édition qui en compte 26 (avec 7 pièces ajoutées ultérieurement, dont 5 provenant des deux autres parties).
Les 14 pièces écartées figurent dans «En marge de Clair-obscur» 3) Hommages et poèmes espagnols. 31 poèmes, dont 29 figureront dans l'édition qui en compte 30 (la Traduction du sonnet de Gongora sera ajoutée ultérieurement). Les deux pièces écartées seront publiés dans «En marge de Clair-obscur»: Traduit d'avance et Chanson de Tolède. Goya au Prado sera déplacé dans la section centrale «Divers». Cette dernière partie, dont la forme est la plus élaborée et que l'auteur parlant de son projet qualifie d'obscure, contient les sujets espagnols que lui ont inspirés ses voyages, ainsi qu'une série d'hommages à des écrivains et artistes, de Pouchkine à Jarry et Rilke, de Van Gogh à Goya, de Kafka au torero Manolete. Ici, les recherches formelles visent à fixer l'attention du lecteur, à l'obliger à pénétrer la complexité syntaxique pour accéder au sens.
Les 192 poèmes contenus dans ce manuscrit ont fait l'objet d'une sélection drastique lors de la réalisation du volume, qui n'en compte que 148, y compris des pièces ajoutées dans une phase ultérieure.
Les poèmes écartés resteront pour la plupart inédits jusqu'à ce qu'ils soient dans leur majorité recueillis dans «En marge de Clair-obscur» de la Pléiade. Des trois séquences de l'Hommage à Manolete, deux seront écartées de l'édition, et toutes trois seront insérées dans La Corrida du premier mai. Les poèmes retenus dans Clair-obscur seront à nouveau corrigés sur dactylographies et épreuves, ce qui rend ce manuscrit particulièrement intéressant pour ses intéressantes variantes.
Provenance: Carole WEISWEILLER.
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