Lot n° 639
Sélection Bibliorare

LA BRUYÈRE Jean de (1645 1696) moraliste, auteur des Caractères [AF 1693, f]. L.A.S. « Delabruyere », Vendredy au soir à Versailles » [septembre 1690 ou  1691 ?, à Gilles MÉNAGE] ; 4 pages in-4 (portrait gravé joint).

Estimation : 40 000 - 50 000 EUR
Adjudication : 52 000 €
Description

Rarissime lettre de réflexions critiques en réponse aux remarques de Ménage sur sa traduction du grec des Caractères de Théophraste.

[La Bruyère répond au grammairien en s’appuyant sur des citations (en grec) de Diogène Laërce, dont Ménage a édité les Vies, Doctrines et Sentences des Philosophes illustres suivies d’un ample commentaire.

« On ne connaît que dix-neuf lettres autographes de La Bruyère » (Raoul Bonnet), auxquelles s’ajoute celle-ci, une des deux en mains privées.]

« Περί άδολεχίας Περί λαλιας Περί λογοπουας Ces trois chapitres des caracteres de Theophraste paroissent d’abord rentrer les uns dans les autres, et ne laissent pas au fond detre tres differens. Jay traduit le premier titre Du Diseur de rien ; le second Du grand parleur ou du babil ; et le troisieme Du débit des nouvelles.

Il est vray Monsieur que dans la traduction que jay faite du second de ces trois chapitres intitulé Du babil je nay fait aucune mention des dyonisiaques parce qu’il n’en est pas dit un seul mot dans le texte ; jen parle dans celuy du Diseur de rien, en grec Περί άδολεχίας, ou ma traduction si vous prenéz la peine de la lire doit vous paroitre conforme à loriginal car etant certain que les grandes bacchanales ou les dyonisiaques se célebroient au commencement du printemps qui est le temps propre pour se mettre en mer, il me semble que j’ay pu traduire, il dit qu’au printemps ou commencent les bacchanales la mer devient navigable, dautant plus que ces mots, τηύ ξαλατταν διονυσίαν πλίοϊμον έιναι peuvent fort bien signiffier que la mer s’ouvroit non pas immediatement apres que les dionisiaques etoient passées, mais apres qu’elles etoient commencées, et je crois lire ce meme sens dans le commentaire de Casaubon et dans quelques autres scholiastes ; de sorte Monsieur que je crois vous faire icy un long verbiage ou tomber moymeme dans le babil ; et que vous vous etes deja apperceü que le chapitre ou vous avés lû pour titre Du babil ou du grand parleur et que vous aves pris pour celuy Περί άδολεχίας a fait toute la meprise.

Pour ce qui regarde SOCRATE je n’ay trouvé nulle part quon ait dit de luy en propres termes que cetoit un fou tout plein desprit, façon de parler a mon avis impertinente et pourtant en usage que jay essayé de decrediter en la faisant servir pour Socrate, comme lon s’en sert aujourdhuy pour diffamer les personnes les plus sages, mais qui s’elevant au dessus d’une morale basse et servile qui regne depuis si longtemps se distinguent dans leurs ouvrages par la hardiesse et la vivacité de leurs traits et par la beauté de leur imagi­nation : ainsi Socrate icy nest pas Socrate, cest un nom qui en cache un autre ; il est vray neanmoins, qu’ayant lû lendroit de Diogenes que vous cités et l’ayant entendu de la maniere que vous dites vous meme que vous l’aviez expliqué dabord, et ayant encor dans la vie de Socrate du meme Diogene Laerce observé ces mots πολλάκις δέ βιαιότερον έν ταις ζητησεσι διαλεγομενον κονδυλίζεςται και παρατιλλεςαι τό πλέον τε ψελάςαι καταφρονούμενον, et ayant joint ces deux endroits avec cet autre Ιίν δ’ίκανός καί ταυ σκιοπζόνταν άντον ύπεροράν, j’ay inferé de la que Socrate passoit du moins dans lesprit de bien des gens pour un homme assés extraordinaire, que quelques uns alloient meme jusqu’à s’en mocquer, ainsi qu’Aristophane l’a fait publiquement et presqu’ouvertement dans ses Nuées, et que je pouvois par ces raisons faire servir le nom de Socrate à mon dessein, voila Monsieur tout le mistere ; ou je vous prie sur tout de convenir que selon même votre observation quoique tres belle, le μαινόμενος reste toujours un peu equivoque, puisque le grec dit ou que Diogene etoit comme Socrate qui deviendroit fou, ou comme Socrate lorsquil n’est pas en son bon sens, et cette derniere traduction me seroit favorable. Voila Monsieur toute la reponse que je scai faire a votre critique, dont je vous remercie comme d’un honneur singulier que vous avés fait a mon ouvrage des Caracteres. Monsieur labbé REGNIER a qui je dois l’avantage detre connu de vous a bien voulu se charger de vous dire la raison qui m’a empeché de vous faire plutost cette reponse. Il vous aura dit aussi combien jay ete sensible aux termes civils et obligeans dont vous avés accompagné vos observations comme au plaisir de connoitre que jay sceü par mon livre me concilier l’estime d’une personne de votre reputation, je tacheray de plus en plus de m’en rendre digne et de la conserver cherement »...

L’Académie française au fil des lettres, p. 80-83.

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