Description
♦ Superbe et très longue lettre d’un style parfois très cru, après la lecture du roman d’Ernest Feydeau Le Mari de la danseuse.
[Le Mari de la danseuse, « étude », a paru chez Michel Lévy en 1863. En tête de la lettre, Feydeau a noté au crayon : « marie de la danseuse – 1863 ».]
Flaubert fait d’abord des remarques sur le mode de publication et la préface…
« J’arrive au Livre, à l’œuvre. Eh bien, je trouve la chose extrêmement amusante, je répète extrêmement. Tu as voulu faire un roman d’action, d’aventures ; & tu as réussi. C’est une chanson nouvelle, Feydeau seconde manière. Le Mari de la Danseuse […] est l’antithèse de Fanny, comme conception sujet & procédé. Voilà jusqu’à présent tes deux extrémités (style Ste Beuve) & j’aime autant l’une que l’autre. Je suis ébahi par l’habileté de l’intrigue & les ressources de ton imagination. Quant à mes goûts personnels ils s’assouvissent mieux, tu le sais, dans les livres de descriptions & d’analyse que dans ceux de drame »…
Flaubert analyse alors le livre dans tous ses détails, à commencer par les personnages. Saint-Bertrand « est une création originale & vraie. Il devient un insigne gredin, par des gradations adroitement ménagées. Tu n’en as pas fait un monstre, un personnage de tragédie. – C’est un homme […] La gracieuse figure de Barberine lui fait un pendant exquis. On l’aime cette Barberine, ainsi que la bonne Ctesse Wanda & que Me Medeline qui me fait bander atrocement. Comme je l’aurais gamahuchée avec plaisir, sur son divan dans la petite maison de Bade ! »…
À propos de vertu, « ton livre est moral, très moral, abjectement honnête ! Quels imbéciles que les critiques ! Si je voulais te démolir, c’est par là que j’attaquerais ; […] beaucoup de Barberines n’auraient pas mieux demandé que d’aider au comfortable du ménage en prêtant un peu leur cul à MM. les amateurs. […] Ton livre est sympathique, tu es un malin »...
Il juge la peinture du Bal « un peu maigre, pittoresquement parlant » ; il parle du duel, critique le passage sur Cocodès, « qui me semble le gandin poncif, le jeune homme du monde dont on se moque dans tous les livres. Cet endroit me semble lâché […] Tout ce ch. XV d’ailleurs me semble plus mou de facture, plus commun, & trop abondant en dialogues ». Il loue le personnage de Mlle Chaussepied, « la vraie mère d’actrice, l’éternelle maquerelle donnée par la nature oscillant entre la prostitution & le mariage », mais désapprouve « la venue parallèle du médecin tant pis & du médecin tant mieux […] tout cela ne mord pas, il y a fatigue ». Cela se relève ensuite, avec la Mélédine à Bade : « J’aime cette espionne. On s’imagine qu’elle devait avoir des ressorts fantastiques dans le bassin. Oui je sens son casse-noisette ! – & et je vois son clitoris fait en manière de tire-bouchon, avec quoi elle happait les secrets d’&tat. Son vagin me semble plein de mystères tragiques, comme le corridor d’un palais ducal, à Venise »...
L’analyse continue, Flaubert épluchant le roman page après page, tantôt louant tantôt critiquant… Nous n’en donnerons que quelques extraits. « J’adore Lorvieux ! énorme. Est-ce mon portrait à soixante ans que tu as voulu faire ? Je le crois, & ça me flatte. Car il ne faut pas se le dissimuler, c’est comme cela que je serai sur le retour. […] À partir du ch. X nous entrons dans l’épique – & ça vous tient haletant pendant 106 p. sans discontinuer. – Les effets de neige & de paysage, la chanson patriotique des exilés coupée par des coups & le bon Eytmin tout cela est excellent, mon vieux, excellent. & ça ne faiblit pas. Tu as eu là une fière poussée, résultat d’un plan bien conduit, & d’une imagination vigoureuse. […] J’aime ta Californie avec ses trottoirs de bois, ses boues, & ses ballots. Mais tout disparaît devant l’idée de Cerveiro ! Je lisais cela hier sur mon lit – j’ai bondi, comme une anguille en rugissant comme un taureau. – & non seulement l’idée est sublime, mais elle est admirablement exécutée. On voit la pauvre Barberine à la toucher ! […] Enfin l’œuvre finit sur une petite note sentimentale qui console, & émeut. Car tu as fait (je ne sais si tu l’ignores) un livre consolant. On y “respire” partout l’amour du Bien & on voit comment les jeunes gens tournent mal quand ils n’ont pas de principes. Je ne blâme nullement la chose dans un livre d’Imagination. – Tu as eu d’ailleurs l’art de ne montrer que des faits probables ; on est emporté par le torrent de ta narration. […] je te becotte sur les deux joues, en te dressant dans mon cœur un PIÉDESTAL ! Tu es un gars ! »…
Correspondance (Pléiade), t. III, p. 339.