Sans lieu [Paris], octobre 1926.
Carnet de notes en toile écrue (15 x 9 cm), de 27 pages autographes à l'encre noire; étui-chemise de P.-L. Martin.
Un document capital : le journal autographe d'André Breton restituant sa relation éphémère avec Nadja du 4 au 16 octobre 1926. Ces 27 pages constituent une source de premier ordre pour la genèse du récit.
Les premières pages ont été rédigées le samedi 16 octobre.
Le carnet relate sous forme synoptique la rencontre fortuite de Breton avec la future héroïne le 4 octobre 1926 aux abords de la rue Lafayette : En sortant de la Libie de l'Humanité (6h1/2 env.). Le passage. Un carrefour. Le coiffeur du bd Magenta (démenti ultert). Par les rues. L'argent.
Un café devant la gare du Nord. Terrasse. Son récit. «Ferdy». Les étudiants. Le père de «Ferdy». (Lille) (Puis Paris:)”.
Des rendez-vous quasi quotidiens s'ensuivent, jusqu'à la nuit de leur union à Saint-Germainen- Laye du 12 au 13 octobre, laquelle signifi era la rupture. Ils seront relatés dans le livre dont le carnet fournit déjà la trame fi dèle.
Les notes de Breton se limitent à des anecdotes et à des impressions en apparence insignifi antes, selon son parti pris d'exactitude, convaincu que “ces menus faits nous en apprennent davantage sur les individus que de longs témoignages ou de longs commentaires” (Marguerite Bonnet, in Breton, OEuvres complètes I, Bibliothèque de la Pléiade).
Quelquefois, l'auteur se corrige après-coup; ainsi, il avait noté “Sa fille” mardi 5, puis se reprend: “non: le lendemain.” En effet, cette enfant dont “elle lui a appris avec autant de précautions l'existence” (OEuvres I, 698) se trouvera évoquée lors de l'épisode de la place
Dauphine, le mercredi 6.
Dès le premier jour, le carnet enregistre des bribes de conversation, “phrases qui sont celles où je retrouve le mieux le ton de sa voix et dont la résonance en moi demeure si grande” (Breton, Nadja, OEuvres I, p. 719).
“«Qui je suis ?- Je suis l' âme errante.» Où je dîne ? N' importe, là, au plus près» (le doigt tendu.) Toujours ainsi.
Demande de livres.” (4 mars) Ou ces phrases prophétiques reprises partiellement par Breton, dimanche 10: “«Tu écriras un roman sur moi». Prière. Il faut que qq ch reste. «Autrement tout s'affaiblit, tout disparaît». Tu prendras un autre nom. Quel nom ? C'est très important. Il faut que ce soit le nom du feu, puisque c'est toujours le feu qui revient quand il s'agit de toi. La main aussi, mais moins important.”
Le carnet contient néanmoins des détails qui ne seront pas repris dans le récit fi nal. Ainsi, jeudi 7, il détaille l'apparence de l'homme vu par Breton aux côtés de Nadja, tout comme il évoque Artaud: “Je me montre discrtt. Elle parle une minute à l' homme, assez vulgaire, barbe noire 40 ans. Puis le quitte, me rejoint. Surprise. Allons Taverne Gararine. Trop de monde.
Artaud dans le coin”.
Mardi 5 et samedi 9, il dévoile l'identité du “grand ami” de Nadja - Edmond - nommé G...
dans le récit: “Quel est ce Gouy, si puissant en infl uences - voir jeudi. Je cite ce nom à Éluard. Justement le nom du président d'assises qu' il a cherché (procès Sierni) est Gouy”.Le récit fi nal ne mentionne pas le fait que Nadja n'a pu venir le soir du samedi 9, comme il élude le début de la rencontre du dimanche 10 jusqu'au dîner Delaborde, notamment “un baiser dans lequel il y a une menace plus tard”.
En note, Breton précise également qu'il connaissait la main de fatma par l'intermédiaire de Desnos et mentionne des lettres de la soeur et de la fi lle de Nadja. Lundi 11, il évoque une conversation autour du fi let sur le menu d'un restaurant: “le «fi let», (dentelle au fi let), ce que tu n'aimes pas. «Pourtant c'est joli, le fi let». Le ton”, ainsi qu'une crèmerie près de la gare de l'Est qu'elle fréquente.
Mardi 12, Breton recopie le premier dessin de Nadja, celui du masque rectangulaire, en ajoutant un commentaire absent du récit: “L'envie, car le mot désir, que tu veux mettre à la place, est équivoque”
Il note : “dessin déchiré parce que je ne l'ai pas pris”. Visiblement, ici l'auteur se trompe car le dessin original de Nadja se trouve reproduit dans la version défi nitive du livre.
Le carnet mentionne également le nom de l'hôtel Le Prince de Galles à Saint-Germain, supprimé dans la réédition de 1963, et cette aveu de Nadja: “Tu étais trop beau pour moi.”
Le récit fi nal occulte de même une anecdote survenue le samedi 16 quand Breton oublia trois photographies de Man Ray à la Nouvelle France. Elles furent retrouvées peu après et rendues par Nadja à l'écrivain. Également occultée cette rencontre au premier étage de la Rotonde près des Galeries Lafayette : A propos de ce qu'elle m'a dit téléph. répétit. d'une phrase: «Ne pas (oui ne pas et non: il ne faut pas) alourdir sa pensée du poids de ses souliers (ou de ses chaussures» (C'est au moins le sens: peut-être pas alourdir).
Elle cite une phrase qu'elle aurait lue de moi et que je n'ai pas écrite:
Clair de terre (ce qu'elle comprend le mieux de ce que j'ai écrit)
Sur «G.A.» (rencontré en ce même lieu où ns sm il y a 2 ans): (Enfant) Vous me faites penser au Père Noel. M'apporterez-vous au moins un sac de bonheur? ”.
Retour 7h r. de C. les airs de chevaux de bois. Elle chante les paroles. Finalité. Est-il vrai ? (à propos de ces paroles, etc.)”
Précieuse relique littéraire: le journal de Breton saisit, sur le vif, les tourments inspirés par la personnalité de Nadja. Cette dernière montre déjà les signes de la folie qui allait conduire à son internement le 21 mars 1927.
Le manuscrit donne corps à une “fi gure aujourd'hui intemporelle, nimbée de toute l'aura du rêve comme peut-être l'Aurélia de Nerval”, dont l'identité a été entourée de mystères - jusqu'à l'édition de la Pléiade de 1988.
De même, il apporte la preuve que le projet du livre coïncidait, à quelques jours près, avec les faits réels.
Du côté opposé du journal, Breton a retranscrit des extraits d'un autre document, le “cahier toile cirée (janvier 1927)”.
S'agit-il du cahier d'écolier utilisé par Nadja, récemment réapparu dans la bibliothèque de Paul Destribats (Vente Christie's, Paris, 3 juillet 2019, n° 211) ? La note concernant le dessin du masque rectangulaire identique à celle du cahier de Nadja reproduite dans le catalogue semble confi rmer cette hypothèse.
La première page décrit un des “derniers dessins, alors inachevés, que m'a montrés Nadja lors de notre dernière rencontre, et qui eut dû disparaître dans la tourmente qui l'a emportée” (OEuvres I, 727-735).
De la collection du professeur Jacques Millot (cat. 1991, nº 9).