Lot n° 916

GAUGUIN, Paul. Lettre adressée au critique André Fontainas. Tahiti, mars 1899. Lettre autographe signée Paul Gauguin, 6 pages grand in-8 [245 x 150 mm], en-tête des "Établissements français de l'Océanie".

Estimation : 60 000 - 80 000 €
Adjudication : 143 000 €
Description
Conservée dans une boîte en maroquin lavallière avec fenêtre en plexiglas.

♦ "CE N'EST POINT UNE RÉPONSE, MAIS UNE SIMPLE CAUSERIE D'ART."

En janvier 1899, dans le Mercure de France, André Fontainas avait rendu compte de l'exposition des peintures de Gauguin chez Vollard et son avis était plutôt réservé: "Je n'aime pas beaucoup l'art de Gauguin [...].
J'ai du moins senti naître et s'affirmer en moi une estime sûre et profonde pour l'oeuvre grave, réfléchie, sincère du peintre. J'ai cherché à comprendre. [...] En tout cas, je n'ai jamais été transporté ni ému"...
Après lecture et pour la première fois de sa vie, Gauguin décida de répondre. Il ne prétendait pas emporter l'adhésion du critique, mais il s'efforça de lui expliquer le sens de sa démarche :

"Ce n'est point une réponse, lui dit-il, mais une simple causerie d'art"...

♦ LE MANIFESTE D'UN ART NOUVEAU.

En fait de "simple causerie", cette lettre est si riche et si diverse qu'elle prend les allures d'un véritable manifeste :
Gauguin y évoque la difficulté de peindre, le langage des couleurs, les correspondances musicales et littéraires (Beethoven, Mallarmé, Verlaine), son intransigeance ("L'État a raison de ne pas me commander une décoration dans un édifice public"), il convoque Delacroix et Puvis de Chavannes - pour louer l'un et moquer l'autre - et revendique hautement sa liberté :

"Voilà une lutte de 15 ans qui arrive à nous libérer de l'école, de tout ce fatras de recettes hors lesquelles il n'y avait point de salut, d'honneur, d'argent.
Dessin, couleur, composition, sincérité devant la nature, que sais-je. Hier encore, quelques mathématiciens nous imposaient [...] des lumières, des couleurs immuables. Le danger est passé. Oui, nous sommes libres et cependant je vois luire à l'horizon un danger. [...] La critique d'aujourd'hui, sérieuse, pleine de bonnes intentions et instruite tend à nous imposer une méthode de penser, de rêver, et alors ce serait un autre esclavage."
Il termine en implorant l'indulgence de son correspondant, indulgence dont il a besoin "pour [sa] folie et [sa] sauvagerie"...

Gauguin mit en exergue de sa lettre quatre vers de Verlaine (qu'il avait rencontré à plusieurs reprises), extraits de Sagesse :

Un grand sommeil noir
Tombe sur ma vie :
Dormez, tout espoir,
Dormez, toute envie!
Verlaine

Monsieur Fontainas,

Mercure de France nº de janvier deux articles intéressants Rembrandt - Galerie Vollard. Dans ce dernier il est question de moi : malgré votre répugnance vous avez voulu étudier l'art ou plutôt l'oeuvre d'un artiste qui ne vous émotionne, en parler avec intégrité.
Fait rare dans la critique coutumière.

J'ai toujours pensé qu'il était du devoir d'un peintre de ne jamais répondre aux critiques même injurieuses - surtout celles-là; non plus à celles élogieuses - souvent l'amitié les guide. Sans me départir de ma réserve habituelle, j'ai cette fois une folle envie de vous écrire un caprice si vous voulez, et, comme tous les passionnels je sais peu résister.
Ce n'est point une réponse, puisque personnelle, mais une simple causerie d'art : votre article l'y invite, la suscite.

Nous autres peintres, de ceux condamnés à la misère, acceptons ces tracas de la vie matérielle sans nous plaindre, mais nous en souffrons en ce qu'ils sont un empêchement au travail. Que de temps perdu pour aller chercher notre pain quotidien! de basses besognes ouvrières, des ateliers défectueux et mille autres empêchements. De là bien des découragements et par suite impuissance, l'orage, les violences.
Toutes considérations dont vous n'avez que faire et dont je ne parle que pour nous persuader tous deux que vous avez raison de signaler bien des défauts.
Violence, monotonie de tons, couleurs arbitraires, etc. Oui tout cela doit exister, existe. Parfois, cependant, volontaires
- ces répétitions de tons, d'accords monotones, au sens musical de la couleur, n'auraient-elles pas une analogie avec ces mélopées orientales chantées d'une voix aigre : accompagnement des notes vibrantes qui les avoisinent, les enrichissant par opposition. Beethoven en use fréquemment (j'ai cru le comprendre) - dans la sonate Pathétique, par exemple.
Delacroix avec ses accords répétés de marron et de violets sourds, manteau sombre vous suggérant le drame. Vous allez souvent au Louvre : pensant à ce que je dis, regardez attentivement Cimabue.
Pensez aussi à la part musicale que prendra désormais la couleur dans la peinture moderne. La couleur qui est vibration de même que la musique est à même d'atteindre ce qu'il y a de plus général et partant de plus vague dans la nature :
sa force intérieure.
Ici, près de ma case, en plein silence, je rêve à des harmonies violentes dans les parfums naturels qui me grisent.
Délice relevé de je ne sais quelle horreur sacrée que je devine vers l'immémorial.
Autrefois, odeur de joie que je respire dans le présent. Figures animales d'une rigidité statuaire :
je ne sais quoi d'ancien, d'auguste, [de] religieux dans le rhytme [sic] de leur geste, dans leur immobilité rare.
Dans des yeux qui rêvent, la surface trouble d'une énigme insondable.
Et voilà la nuit - tout repose. Mes yeux se ferment pour voir sans comprendre le rêve dans l'espace infini qui fuit devant moi; et j'ai la sensation douce de la marche dolente de mes espérances.
Louant certains tableaux que je considérais comme insignifiants vous vous écriez - ah! si Gauguin était toujours celui-là.
Mais je ne veux pas être toujours celui-là.
Dans le large panneau que Gauguin expose, rien ne nous révélerait le sens de l'allégorie, si...
Mon rêve ne se laisse pas saisir, ne comporte aucune allégorie : poème musical, il se passe de libretto. (Citation Mallarmé - Par conséquent immatériel et supérieur l'essentiel dans une oeuvre consiste précisément dans une ce qui n'est pas expliqué exprimé : il en résulte implicitement des lignes, sans couleurs ou paroles, il n 'en est pas matériellement constitué).
Entendu aussi de Mallarmé devant mes tableaux de T ahiti: Il est extraordinaire qu'on puisse mettre tant de mystère dans tant d'éclat.
Reparlant du panneau: l'idole est là non comme une explication littéraire, mais comme une statue, moins statue peut-être que les figures animales, moins animale aussi, faisant corps dans mon rêve devant ma case avec la nature entière, régnant en notre âme primitive, consolation imaginaire de nos souffrances en ce qu'elles comportent de vague et d'incompris devant le mystère de notre origine et notre avenir.
Et tout cela chante douloureusement en mon âme et mon décor, en peignant et rêvant tout à la fois, sans allégorie saisissable à ma portée - manque d'éducation littéraire peut-être.
Au réveil, mon œuvre terminée, je me dis, je dis : D'où venons-nous, que sommes-nous, où allons-nous? Réflexion qui ne fait plus partie de la toile, mise de alors en langage parlé tout à fait à part sur la muraille qui encadre ; non un titre mais une signature.
Voyez-vous j'ai beau comprendre la valeur des mots - abstrait et concret - dans le dictionnaire, je ne les saisis plus en peinture. J'ai essayé dans un décor suggestif de traduire mon rêve sans aucun recours à des moyens littéraires, avec toute la simplicité possible de métier : labeur difficile. Accusez-moi d'avoir été là impuissant, mais non de l'avoir tenté, me conseillant de changer de but pour m'attarder à d'autres idées, déjà admises, consacrées. Puvis de Chavannes en est le haut exemple. Certes Puvis m'écrase par son talent, et l'expérience que je n 'ai pas ; je l'admire autant et plus que vous mais pour des raisons différentes. (Ne vous en fâchez pas, avec plus de connaissances de causes).
Chacun son époque.
L'État a raison de ne pas me commander une décoration dans un édifice public, décoration qui froisserait les idées de la majorité, et j'aurais encore plus tort de l'accepter n 'ayant d'autre alternative que celle de me tricher ou de me mentir à moi-même.

À mon exposition chez Durand-Ruel un jeune homme demandait à Degas de lui expliquer mes tableaux qu'il ne comprenait pas.
Celui-ci en souriant lui récita une fable de La Fontaine. Voyez-vous, lui dit-il, Gauguin c'est le Loup maigre, sans collier.

Voilà une lutte de 15 ans qui arrive à nous libérer de l'Ecole, de tout ce fatras de recettes hors lesquelles il n 'y avait point de salut, d'honneur, d'argent. Dessin, couleur, composition, sincérité devant la nature, que sais-je.
Hier encore, quelques mathématiciens nous imposaient (découvertes Charles Henri) des lumières, des couleurs immuables. Le danger est passé.

Oui, nous sommes libres et cependant je vois luire à l'horizon un danger; et je veux vous en parler.
Cette longue et ennuyeuse lettre n'est guère écrite que pour cela.
La critique d'aujourd'hui, sérieuse, pleine de bonnes intentions et instruite tend à nous imposer une méthode de penser, de rêver, et alors ce serait un autre esclavage. P réoccupée de ce qui la concerne, son domaine spécial, la littérature, elle perdrait de vue ce qui nous concerne, la peinture.
S'il en était ainsi, je vous dirais hautainement la phrase de Mallarmé:

Un critique, un Monsieur qui se mêle de ce qui ne le regarde pas.
En son souvenir, voulez-vous me permettre de vous offrir ces quelques traits une minute esquissés, vague souvenir d'un beau visage aimé au clair regard dans les ténèbres - non un cadeau mais un rappel à l'indulgence dont j'ai besoin pour ma folie et ma sauvagerie.
Très cordialement.
Paul Gauguin.

À cette lettre extraordinaire, Fontainas répondra le 13 mai 1899, par une lettre mi-figue, miraisin :
"J'ai accepté, au Mercure, la rubrique Art Moderne. C'est qu'elle serait allée à quelqu'un de nos confrères inféodé à un parti, et qui aurait traduit les admirations et les haines de son clan.
Je ne l'ai pas voulu, je me suis jeté à l'eau"...

En 1902, dans ses Racontars de Rapin, Gauguin moquera l'abus chez Fontainas des "nul mieux que X n'a su", "nul comme Y n'aura peint", "nulle part comme chez Z on ne trouve"...
Le peintre enverra même le manuscrit des Racontars à Fontainas, afin que celui-ci le fasse publier dans le Mercure de France...

Bien entendu, le projet fut sans suite.
"Le Mercure n'a pas voulu insérer mon article, j'en avais le pressentiment, tous les mêmes, ils veulent bien critiquer les peintres, mais ils n'aiment pas que les peintres viennent démontrer leur imbécillité."

► EXTRAORDINAIRE DOCUMENT AUTOGRAPHE DANS LEQUEL PAUL GAUGUIN PROCLAME SON CREDO ARTISTIQUE.

La lettre a été publiée en 1921 dans les Lettres de Paul Gauguin à André Fontainas, pp. 7-13.
→ Musique, couleurs, poésie, peinture...

Sans doute la plus belle lettre de Gauguin sur son art .
Partager