Lot n° 450

GIONO Jean (1895-1970). MANUSCRIT autographe signé « Jean Giono », Le Chant du Monde, 1933 ; 330 pages in-4 (27 x 21 cm), sous chemise autographe de papier fort ocre, emboîtage demi-maroquin lavallière, titre doré au dos.

Estimation : 50 000 - 60 000 €
Adjudication : 62 400 €
Description
Important manuscrit de travail, complet, de ce grand roman.

Composé entre Jean le Bleu et Que ma joie demeure, Le Chant du Monde a été commencé, selon les dates notées sur le manuscrit, à Manosque le 3 janvier 1933 (le millésime 1932 noté en haut de la première page est un lapsus) et achevé le 7 septembre à Vallorbe, dans le Jura suisse, où Giono séjournait chez sa cousine Antoinette Fiorio, dans un paysage de montagnes comme celui qui sert de cadre au roman. À l’origine, Le Chant du monde devait être un ensemble de quatre volumes, dont ce roman (un temps nommé Le Fleuve) serait le premier volume sous le titre Le Besson aux cheveux rouges. Le manuscrit est resté inconnu de l’éditeur du roman dans la Bibliothèque de la Pléiade, Pierre Citron, qui en a donné un remarquable commentaire, et a relevé les variantes données par le tapuscrit appartenant à André Bottin ; il y fait également le point sur une première version disparue, très différente, que Giono aurait abandonnée, ou qui lui aurait été dérobée. Après une prépublication (avec des coupures) dans la Revue de Paris du 1er mars au 15 avril 1934, Le Chant du monde paraît chez Gallimard à l’automne (achevé d’imprimer le 11 juillet 1934).
Giono en tirera vers 1941 un scénario pour un film (publié dans ses Œuvres cinématographiques en 1980), puis une adaptation théâtrale pour Jean-Pierre Grenier sous le titre Le Cheval fou (1965-1968) ; en 1965, Marcel Camus en réalisera un film sur son propre scénario, avec Charles Vanel, Hardy Krüger, André Lawrence et Catherine Deneuve dans les principaux rôles.

Dans une note pour l’édition américaine, Giono a écrit (Pléiade p. 1283) :
« J’ai essayé de faire un roman d’aventures dans lequel il n’y ait absolument rien d’actuel. […] J’ai voulu faire un livre avec des montagnes neuves, un fleuve neuf, un pays, des forêts et de la neige et des hommes neufs. […] Des hommes sains, propres, forts (durs, purs et sûrs comme dit l’autre). Ils vivent leur vie d’aventures. Ils connaissent seuls la joie du monde, et sa tristesse »… Le Chant du monde est « un roman d’aventure et d’action », comme l’a indiqué Pierre Citron. Le pêcheur Antonio part accompagner son ami le bûcheron (et ancien marin) Matelot, qui recherche son fils « besson » disparu ; ils remontent le fleuve (inspiré de la Durance) jusque dans le haut pays Rebeillard.
En chemin, ils rencontrent l’aveugle Clara, qui accouche, et dont Antonio va s’éprendre. Ils finissent par retrouver le besson, qui s’est réfugié chez le guérisseur bossu et vendeur d’almanachs Toussaint, après avoir enlevé Gina, fille de Maudru, grand propriétaire de troupeaux de taureaux, maître violent et despotique du pays. Le besson tue le neveu de Maudru ; Matelot est assassiné par les bouviers de Maudru ; Antonio et le besson vont alors mettre le feu chez Maudru, avant de redescendre le fleuve en radeau pour regagner leur terre avec Gina et Clara. « Ce schéma de western est aussi – c’est bien normal – celui d’un conte populaire : c’est l’histoire de l’enfant perdu que son père va rechercher, à quoi l’aidera un sorcier bienfaisant – mais ici le père ne reviendra pas. C’est encore celui des mythes grecs, avec les héros arrivant dans une terre hostile, comme les Argonautes en Colchide, et le retour par eau, comparable à celui de Jason ramenant Médée ou de Thésée ramenant Ariane » (P. Citron).

Le manuscrit est rédigé à l’encre noire sur des feuillets in-4 sur papier filigrané Navarre, ou quelques feuillets légèrement plus foncés Super Strong PFB Moirans ; il est paginé par Giono de 1 à 325, avec quelques bis (30, 146, 187), deux petits feuillets volants ajoutés à la p. 258, et 2 pages 285. Il est signé à la fin et daté : « Manosque 3 janvier – Vallorbes 7 septembre ».

Ce manuscrit a servi à établir la dactylographie ; il présente d’importantes variantes avec le texte publié, notamment des passages qui seront supprimés sur le tapuscrit (et qui sont connus par les variantes de la Pléiade), mais aussi des passages biffés inédits (environ 470 lignes biffées), et de nombreuses ratures et corrections, des additions interlinéaires ou marginales (environ 1500).
La chemise porte le double titre : « Le Chant du Monde – I Le besson aux cheveux rouges », les dates « Manosque 3 janvier 1933. Vallorbes 7 sept. 1933 », et la liste biffée des chapitres du Livre premier ou Première partie. Giono optera finalement pour la division en trois parties, et décidera de ne pas donner de titre aux chapitres ; seuls, les chapitres de la première partie portent des titres (parfois corrigés) sur le manuscrit, qui ont été biffés (nous les donnons entre crochets).

• Livre premier.
I [Le dernier Besson est peut-être mort puis Le Besson doit être mort] (p. 1-18).
II [Le long du fleuve] (19-39).
III [Claire puis Clara (I)] (39-69).
IV [Histoire du besson aux cheveux rouges puis Des nouvelles du besson] (69-76).
V [Le marchand d’almanach puis Clara (II)] (76-83).
VI Le marchand d’almanach (84-104).
VII [Le marchand d’almanach (II)] (104-117).
VIII [La vie des dieux est sans souffrance puis Histoire de Gina] (118-133).
IX (133-156).

•Livre second.
Première partie.
I (157-173).
II (173-192).
III (192-227).
IV (228-242).
V (243-270).
VI (270-276).
VII (276-297).
Troisième partie.
I (298-308).
II (309-317).
III (318-325).

Nous ne pouvons donner ici qu’un bref aperçu des enseignements du manuscrit, outre les nombreux passages supprimés sur le tapuscrit et qui figurent ici (on se reportera aux variantes de la Pléiade).
Nous relèverons à titre d’exemples quelques passages biffés. Ainsi, à propos des cicatrices d’Antonio :
« Ces trois blessures des villages étaient devenues trois touches à goûter le temps. Là, la peau plus fine sentait l’orage de loin. Les lourdes pluies poussaient l’air devant elles, cet air touchait une cicatrice d’Antonio et il savait » (p. 23).

Sur la page 30 bis, une addition est ensuite biffée :
« Au village de Villevieille la cigogne faisait son nid dans une cheminée. Elle savait que la maison était vide. Elle avait guetté longtemps la jeune femme par la fenêtre. Elle savait que le baluchon était prêt sur la chaise. Cette nuit, elle avait entendu frapper à la porte et le garçon était venu. Ce matin en regardant à travers les vitres elle avait vu l’âtre froid, les murs nus, les tiroirs de la commode vides. Sur les routes qui menaient à la montagne, un vol de gélinottes rencontra un homme et une femme qui marchaient. Ils étaient jeunes tous les deux. Ils allaient bon pas puis ils s’arrêtaient ils ouvraient leurs bras comme des ailes et ils se serraient l’un contre l’autre un bon moment. L’affaire des gélinottes était dans le sud ». Un paragraphe à la fin du chap. I,iii a été soigneusement biffé à l’encre. Un faux début du chap. I,vi a été biffé au crayon noir : « Vers le milieu de la matinée, Antonio entendit, là-bas devant, dans la direction où ils marchaient comme le bruit d’une grosse flûte. Parfois, ça semblait aussi un chant, mais on imaginait mal le gosier. Le premier jour, ils avaient remonté le long du fleuve en suivant les alluvions et le bord des boues. Là, le terrain était trop mou pour les bœufs, ils étaient sûrs d’être tranquilles » (p. 83). Relevons encore une description de Villevieille (p. 131), etc. Parfois, les suppressions sont plus importantes encore : ainsi, vers la fin du chap. II,i, trois pages sont biffées à la plume et au crayon bleu, lorsque le besson remet ses plaques après le coup de feu et observe, dont nous ne citerons que les deux premières phrases : « Le besson portait en lui, comme une source de joies et de douleurs très personnelles la faculté de voir dans les choses le côté habituellement dans l’ombre. Il avait été réjoui tout le long de sa jeunesse par le ventre blanc des crapauds, sensible et délicatement doré, la mystérieuse pulsation qui court dans une longue procession de chenilles aveugles »… (p. 170-173).

─ Bibliographie :
Jean Giono, Œuvres romanesques complètes, tome II, (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1972), Le Chant du monde (p. 187-412 ;
Notice et notes de Pierre Citron, p. 1261-1323).
Pierre Citron, Giono (Seuil, 1990, p. 190-196).
Provenance : Roland Saucier, Librairie Gallimard ; acquis par Marcel BERGEON (Le Locle) en octobre 1951 à la Librairie Gallimard (correspondance jointe entre Marcel Bergeon et Henri Godard, 1980).
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