Lot n° 252

VOLTAIRE (1694-1778). 8 L.A.S. « V » et 1 L.A., juillet-août [1758], à sa nièce Mme Marie-Louise DENIS, aux Délices, à Genève ; 20 pages in-4, 7 pages in-8, 4 adresses (petite fente à une lettre).

Estimation : 20 000 - 25 000 €
Adjudication : Invendu
Description
♦ Belle correspondance à sa nièce Mme Denis, en partie inédite, pendant son voyage et son séjour à Schwetzingen chez l’Électeur Palatin ; il y rédigera Candide.

─ Morat 4 juillet. « Toujours mouillez et grelotant de froid au mois de juillet j’ay recours ma chere enfant à la grande maxime de prendre le temps comme il vient ». Il apprend que « le Comte de Clermont a perdu une grande bataille [Krefeld] le 24 juin. […] C’est une chose merveilleuse que la cordialité avec laquelle on veut icy que nous soyons battus, tandis qu’il y a quatre ou cinq regiments Suisses dans larmée. Il semble qu’on craigne moins icy pour ses parents qu’on n’aime à voir les français humiliez »… Il passera à Berne, puis Strasbourg… « C’est mon enfer dans ce monde que le froid et la pluie. Je n’y puis plus tenir. J’irai me faire bruler à Lisbonne pour avoir chaud »… Il envoie un mot pour la Comtesse de BENTINCK, si elle vient aux Délices.

─ Schwetzingen près de Manheim 17 juillet. Il évoque l’opération de M. d’Hermenches [David-Louis Constant de Rebecque] et s’inquiète de sa convalescence… « Nous avons icy un jeune russe de seize ans, il voiage tout seul sans gouverneur sans précepteur, avec ses domestiques, et il servirait de précepteur et de gouverneur à nos seigneurs de vingt ans. C’est le neveu du grand chancelier [Veselovsky]. Il parle français comme s’il etait né à Versailles, il connoit tous les gouvernements comme s’il avait vécu longtemps dans touttes les cours. Je suis confondu. Je n’ay encor rien vu de pareil. Tous les mémoires que Mr de Schvallov [SCHOUVALOV] ce favori de l’imperatrice m’a envoyez sont de la main meme de ce favori. Il n’a que vingt cinq ans, et il est prodigieusement savant. Petersbourg est donc la patrie des esprits prématurez ! Par quelle bonne fortune avons-nous mérité que ces gens la parlent notre langue et veuillent s’instruire chez nous. Ce jeune enfant de seize ans allait à Geneve pour me voir. J’ay reçu icy sa visite »… Ils ont eu hier Ninette à la cour, et après-demain ils auront Mahomet... Nouvelles de la guerre : « Le Prince de Soubise est dans la Hesse, le roy de Prusse en Boheme. Chacun court hors de chez soy. Point de nouvelles encor que les russes soient à Francfort sur l’Oder. Mais ils sont en Poméranie. Il est tres vraisemblable que le roy de Prusse se trouvera entre cinquante mille russes et cinquante mille autrichiens »… Son voyage était indispensable : « L’Electeur a reçu avec un plaisir sensible le temoignage de la reconnaissance que je luy devais. C’est un protecteur assuré pour ma vie. C’est le plus honnete homme qui soit parmy les Princes »…

─ Schwetzingen 19 juillet. Le Prince de Beauvau et Mme de Boufflers lui offrent le château de Craon près de Lunéville à louer ou à vendre, et « le Roy de Pologne m’offre un logement dans celle de ses maisons que je voudrai choisir. Ainsi vous voyez que nous ne serons pas comme le fils de l’homme qui n’avait pas ou reposer sa pauvre tête »… Il reconnaît cependant les avantages de la terre de Champigneulles, près de Nancy, et il attend les détails concernant Fontenoy. « Jouissons toujours de nos Délices et ny faisons pas grande dépense, jusqu’à ce que nous ayons pris un parti. Il est toujours fort agreable qu’un roy nous fasse les avances, que les genevois ont cru nous faire grace en nous vendant quatrevingt mille francs ce qui en vaut quarante. Les affaires sur le Rhin prennent un tour favorable. On a fait cinq à six cent Hanovriens prisoniers les soldats témoignent une rage de bonne volonté singuliere, et ils attendent le Maréchal d’Etrée [Estrées] comme leur messie. Le roy de Prusse perd toujours du monde dans sa retraitte. Les russes avancent certainement. Les affaires peuvent se réparer plus aisément que notre gloire »…

─ Schwetzingen 22 juillet. Il a acheté à Mannheim des objets en porcelaine : on a eu tort de proscrire la manufacture de Strasbourg. Celle de Mannheim « donnera tout à moitié meilleur marché que celle de Vincennes, et tout aussi beau. Ce n’est pas la seule sottise quon fasse en France. Jay acheté aussi un petit service damassé et vous me diréz s’il est bon marché, et si j’ay eté duppe. Je vous jure que malgré les Hanovriens le Palatinat est un bon pays. On y nourrit douze chevaux pour moins de la moitié ce qu’il nous en coute pour six dans notre Suisse. Malgré tout cela je partiray des qu’il fera beau et je vous amenerai la berline que j’ay achetée à Strasbourg. Mais je vous avertis que je ne partirai que quand vous m’aurez écrit. Plus je vous aime, et plus j’aime vos lettres. […] Le Rhin est débordé. On disait hier que Luc [FRÉDÉRIC II] était vivement pressé. Mais dans le déluge où nous sommes il n’y a que les poissons qui puissent se battre »…
─ Schwetzingen 24 juillet. « Enfin les trouppes légeres des russes sont entrées en Silésie. Mais le roy de Prusse rebrousse vers la Boheme avec beaucoup d’ordre. Les pertes qu’il a faittes dans ses marches sont médiocres. On débarque force anglais à Embden. Cette guerre n’a que trop l’air de durer encor longtemps »... Il voudrait être parti, mais « il faut absolument donner encor quelques jours aux extrèmes bontez de l’electeur. Mr de La Galaisière m’ecrit au sujet de Fontenoy. Toutte la cour de Lorraine a grande envie de vous voir dame de cette terre »... Il ne verra pas à Strasbourg M. de Lucé qui a été mandé à Versailles, et risque d’être nommé « intendant de cette malheureuse armée qui apres avoir reculé cent lieues a laissé prendre Dusseldorf. La saison est toujours comme les affaires publiques, triste et incommode. Nous sommes au vingt quatrieme jour du déluge »…

─ Schwetzingen « 26ème de juillet et du déluge ». Il se désespère de ne recevoir d’elle aucune lettre… « Votre lac est il débordé comme notre Rhin et touttes nos rivieres ? […] Le Rhin et le Nekre inondent un terrain immense. Les gens de la campagne se sont retirez sur les hauteurs et ont perdu beaucoup de bestiaux. Tous les biens de la terre sont ravagez. […] Voyla notre cour palatine prisoniere. Nous avons comédie trois fois par semaine pour nous consoler du fleau de la guerre et des inondations. On fait marcher au secours de nos armées les dix mille Saxons qui etaient arrivez en Alzace »… Il la prie de garder les lettres arrivées pour lui : il en attend une de l’abbé de Bernis dont il faut avoir soin : « je compte toujours sur votre amitié ma chere enfant malgré votre tres rigoureux et tres étonnant silence. […] Je ne vous ay jamais tant regretée, et je nay jamais eté si en colere contre vous. Voyla une etrange famille qui ne daigne pas donner de ses nouvelles a un pauvre oncle »…

─ Schwetzingen 26 juillet, 4 h du soir. Un courier « qui ne s’est point noyé vient d’arriver avec la nouvelle que le Duc de BROGLIE a battu les Hessois pres de Marbourg et qu’on est maitre de toutte la Hesse. […] Je vous reitere tout ce que je vous ai dit dans ma lettre de gronderie on ne peut etre ny plus affligé ny vous aimer davantage ».

─ Schwetzingen 4 août. Il va quitter l’Électeur Palatin : « Je pars demain, comblé de ses bontez, le cœur plein de reconnaissance et plus rempli encor du désir de vous revoir »… Il commente les dernières manœuvres du Roi de Prusse, face au Maréchal Comte von Daun : « Il est vrai que la nuit du 25 au 26 juillet il a décampé avec la plus grande précipitation du poste important de Kœnigs-grats, quil y a laissé quelques munitions, 3 pièces de gros canon et qu’il a perdu quelques centaines de soldats. Mais il y a grande apparence qu’il n’a quitté une position si avantageuse que pour aller combattre les russes qui sont enfin tres réellement dans ses états de Brandebourg. S’il est battu, cette guerre si ruineuse pour la France est finie, s’il bat mes russes, comme cela n’est que trop vraisemblable, en voila pour vingt ans. Vous frémiriez que grande partie de notre fortune soit sur le roy de France si vous saviez tout ce qu’on prodigue »… Il lui recommande les « deux petits magots de Princes de Meklembourg » qui vont à Genève… « comptez que je voudrais vous embrasser ce soir et que je vous aime passionement ».

─ Soleure 17 août. « Le pigeon avance toujours vers le colombier et quoyque ce ne soit pas à tire d’aile, il arrivera pourtant plustot qu’il ne l’avait promis. Rien n’est si fidele qu’un vieux pigeon ». Il passera probablement par Neuchâtel afin de « causer avec mylord Maréchal et de savoir des nouvelles veritables de la position du Roi de Prusse. Il est bon d’avoir des amis partout. Non je passerai par Berne ». Il pense à la terre de Champignelle : « il me faut des chateaux et j’en fais en Espagne. […] Toutte l’Europe nous fait l’honneur de souhaiter que nos affaires aillent mal, parce que nous nous mélons, diton, de ce qui ne nous regarde pas. […] Les russes sont à Francfort sur l’Oder, chez notre bon ami, mais il a toujours une forte armée. Dix mille anglais avancent par l’Ostfrise. La balance est égale quoy qu’on dise, et le resultat de tout cecy est que la France se ruine, et que les marquets auront bientot de quoi l’acheter. Pour nous autres tachons d’acheter un chatau, on n’est bien que chez soy, loin des folies et des horreurs et des sottises du monde. Vive la paix et l’indépendance apuyée sur l’aisance et embellie par les belles lettres. Vive surtout la Tessalie. Je crois que vous l’habitez quelquefois. J’espere vous y voir bientot entre Admette et Alceste »…

Correspondance (Pléiade), t. V, p. 167, 170, 175, 177, 178, 187, 193 (extraits d’après le catalogue de vente Cornuau, 21 février 1936).
Partager