Lot n° 126

DIDEROT DENIS (1713-1784). L.A., [fin décembre 1766, à Mademoiselle Marie-Madeleine JODIN, à Varsovie] ; 3 pages in-8 (quelques très légères salissures).

Estimation : 6 000 - 8 000 €
Adjudication : 7 150 €
Description
♦ Belle et longue lettre de conseils à la comédienne, qui veut quitter Varsovie pour Paris ; Diderot s’efforce de l’en dissuader, car elle a encore des progrès à faire.

[Marie-Madeleine JODIN (1741-1790), fille d’un horloger qui collabora à l’Encyclopédie, devint après la mort prématurée de son père la protégée et « filleule » de Diderot, qui, outre son rôle de tuteur moral, prodigua nombre de conseils à la jeune actrice.]

« Il est tres difficile, Mademoiselle, de vous donner un bon conseil. Je vois presqu’égalité d’inconvénients aux différens partis que vous avez à prendre. Il est sur qu’on se gâte à une mauvaise école, et qu’il n’y a que des vices à gagner avec des comediens vicieux. Il ne l’est pas moins que vous profiteriez plus ici spectatrice, qu’en quelqu’endroit que ce soit de l’Europe, actrice. Cependant c’est le jugement, c’est la raison, c’est l’étude, la reflexion, la passion, la sensibilité, l’imitation vraie de la nature qui suggerent les finesses de jeu ; et il y a des defauts grossiers dont on peut se corriger par toute terre. Il suffit de se les avouer à soi meme, et de vouloir s’en defaire. Je vous ai dit, avant votre depart pour Varsovie, que vous aviez contracté un hoquet habituel qui revenoit à chaque instant, et qui m’étoit insupportable ; et j’apprens par de jeunes seigneurs qui vous ont entendue, que vous ne scavez pas vous tenir, et que vous vous laissez aller à un balancement de corps très deplaisant. […]
Cette action est sans dignité. Est-ce que pour donner de la vehemence à son discours, il faut jetter son corps à la tete. Il y a partout des femmes bien nées, bien élevées, qu’on peut consulter et dont on peut apprendre la convenance du maintien et du geste. Je ne me soucierois de venir à Paris, que, dans le tems où j’aurois fait assez de progrès pour profiter des leçons des grands maitres ; tant que je me reconnaitrois des defauts essentiels, je resterois ignorée et loin de la capitale. Si l’intérêt se joignit encore à ces considerations ; si par une absence de quelques mois je pouvois me promettre plus d’aisance, une vie plus tranquille et plus retirée, des études moins interrompues, plus suivies, moins distraites ; si j’avois des preventions à detruire, des fautes à faire oublier, un caractere à etablir, ces avantages acheveroient de me determiner. Songez, mademoiselle, qu’il n’y aura que le plus grand talent qui rassure les comediens de Paris, sur les épines qu’ils redoutent de votre commerce ; et puis le public qui semble perdre de jour en jour de son gout pour la tragedie, est d’une difficulté egalement effrayante et pour les acteurs et pour les auteurs. Rien n’est plus commun que les debuts malheureux. Étudiez donc, travaillez, acquerez quelqu’argent, defaites vous des gros defauts de votre jeu, et puis venez ici voir la scene et passez les jours et les nuits à vous conformer aux bons modeles. Vous trouverez bien quelques hommes de lettres, quelques gens du monde prets à vous conseiller ; mais n’attendez rien des acteurs ni des actrices. N’en est-ce pas assez pour elles du degout de leur état, sans y ajouter celui des leçons, au sortir du theatre, dans les moments qu’elles ont destinés au plaisir ou au repos ».

Il lui donne des nouvelles de sa mère, qui a loué un logement : « il ne lui reste plus qu’à se conformer à vos vues, selon le parti que vous suivrez. […] J’accepte vos souhaits ; et j’en fais de très sinceres pour votre bonheur et vos succès. »

Correspondance, éd. G. Roth, t. VI, p. 377 (n° 426).
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