Lot n° 212

Simone de BEAUVOIR (1908-1986). L.A.S., 24 juin 1928, [à Michel PONTREMOLI] ; 4 pages in-4 sur papier mauve.

Estimation : 2 000 / 2 500 €
Adjudication : Invendu
Description
♦ LONGUE CONFESSION DE SON PREMIER GRAND AMOUR POUR SON COUSIN JACQUES CHAMPIGNEULLE. [Simone de Beauvoir a longuement raconté cet épisode de sa vie dans les Mémoires d’une jeune fille rangée.

La version confiée ici à un ami proche permet de rectifier les faits transformés par la mémorialiste, et de mesurer la force de cette première expérience amoureuse. Michel PONTREMOLI (190-1944) était le condisciple de Simone de Beauvoir en philosophie à la Sorbonne, où elle préparait un mémoire sur Leibniz ; entré au Conseil d’État, dont il fut exclu par les mesures antisémites, il fut un grand résistant et mourut fusillé.]
Elle parle d’abord du Feutre vert de Michael ARLEN, et du personnage « admirable » du roman, Iris Storm :
« je le relis tous les jours – et chaque fois il est plus parfait. C’est mon livre. Entre temps je me suis plongée dans l’œuvre immense de LEIBNIZ ; je suis très prise. Cet effort pour tout sauver m’émeut plus encore que l’audace d’un SPINOZA qui renverse tout »…
Elle a aussi lu et relu la lettre de Pontremoli, et croit bien comprendre.

« “En cette vie seulement je puis sauver la mienne” cette phrase, j’ai lutté pendant deux ans pour ne pas la prononcer – c’est vous dire comme je l’ai reconnue, presque douloureusement. Pour moi, le salut de mon âme éternelle ne doit dépendre que de moi »…
Il n’y a rien à dire devant son expérience à lui, mais elle s’étonne qu’il ne lui ait pas fait l’hommage d’une parfaite sincérité…
« Vous me dites que je suis restée dans l’abstrait – c’est que mon expérience n’est pas qu’à moi ; à cause de cela, ça me gêne d’y toucher, de la maltraiter avec des mots également impuissants et en rendre les complications et la simplicité »…
Pourtant elle entreprend de le faire :
« À 8 ans nous étions fiancés ; nous construisions ensemble des bateaux, des avions de guerre aux armes de Guynemer, des compositions françaises et des pièces de théâtre ; sur les chemins de bois du Luxembourg nous faisions notre voyage de noces ; il m’avait jugé digne d’être un garçon. […]
À 13 ans, un soir où il venait de me réciter La Tristesse d’Olympio je me suis dit qui sait si plus tard… – pourtant nous étions loin déjà du “vert paradis des amours enfantines” »… Elle confie ses souffrances d’être une écolière alors que lui, qui avait le même âge, était déjà un homme que ses aînés traitaient en égal, qui parlait librement, et qu’elle enviait… Vers 18 ans la sagesse de sa vie ne lui suffit plus :
« je m’ouvris à la vie intérieure, à la pensée, au monde entier avec une violence inouïe – j’étais seule alors »… Puis brusquement il est entré dans sa vie ; elle décrit l’effet éblouissant de « son jardin à lui » : lettres, arts, musique, « idées jamais osées »…
« Il était tout cet univers – et aussi le seul qui prît part à cette existence neuve qui se voulait un témoin, un confident, une aide – j’avais besoin de lui à crier. Cependant je ne m’étais encore jamais dit “j’aime…” ». Tel fut son dilemme :
« Je subissais éperdument son influence ; je le savais ; je l’acceptais – mais en même temps je cherchais en moi des forces pour pouvoir m’y soustraire quand le jour serait venu – je vis que quelque chose tenait bon, plus fort en moi que tout bonheur, que toute peine : ma vie spirituelle, mon âme »… Après avoir passé l’été sans lui, l’« amitié entière » qu’il lui offrit, fit qu’elle sut tout de lui, et il perdit son prestige ; elle vit qu’il était comme elle, incertain. « Et si cette faillite pour soi est douloureuse, quand c’est pour un autre qu’on cherche je vous assure qu’il y a des jours où l’on voudrait mourir »… Ils passaient des après-midis absurdes à « démolir mutuellement les fragiles constructions que nous nous apportions […] Puis comme il se lassait et qu’en moi s’exaspérait au contraire le besoin d’une certitude, je me suis écartée un peu – lui aussi »…

Elle analyse sa lente et douloureuse séparation d’avec Jacques, sa prise de conscience qu’elle pouvait aimer sa manière de vivre sans fausser la sienne… « Cela fait deux ans qu’entre nous rien ne fut secret, même ce que nous pouvions n’avoir aucune joie à connaître – le monde par lui change de visage ; non parce que je l’aime, mais parce qu’il est lui. […] Et en lui seul je trouve pour chaque mouvement de moi une réponse parfaite – il me reste à moi à chaque pas. Pourtant depuis six semaines qu’il est parti pour l’Algérie je n’ai pas eu de peine – je n’ai désiré ni sa présence, ni même une lettre, tant il est vivant en moi. Jamais près de lui je ne me suis souvenue que j’étais une femme »…

Elle pense qu’à son retour, ils se marieront : « Nous n’en avons jamais parlé... mais ceci est plus que tout mariage. Et puis ce n’est pas l’important – l’important est qu’il soit […]. Je ne veux pas qu’il soit mien – il n’est à personne – il est lui. Oui, nos expériences sont différentes – et ce qu’il y a de mieux c’est que chacun croit que sa manière d’aimer est la seule bonne »…
Partager