Lot n° 204

Charles BAUDELAIRE. MANUSCRIT autographe, Clergeon aux Enfers, [vers 1859 ?] ; 4 pages in-8, la première page ornée d’un petit médaillon gaufré au profil de femme (trace d’onglet).

Estimation : 8 000 / 10 000 €
Adjudication : 13 750 €
Description
♦ CURIEUX TEXTE SATIRICO-ÉROTIQUE ADRESSÉ À NADAR, concernant leur ami Lucien Nestor SONGEON (1818-1889), qui fut condisciple de Baudelaire au collège de Lyon, devint Président du Conseil municipal de Paris, et remplaça Victor Hugo au Sénat. Baudelaire décrit avec humour et trivialité le caractère de Songeon, rebaptisé Clergeon par une hôtelière de la rue Monsieur-le-Prince, comme l’explique Nadar en publiant ce texte dans son Charles Baudelaire intime (Blaizot, 1911, p. 59-63).

Baudelaire se moque gentiment de la myopie et des interminables discours de cet ami dont Baudelaire et Nadar avaient fait leur tête de turc, se livrant sans fin à des « clergeonnades » dont voici un exemple.

Clergeon entre aux Enfers « d’un air délibéré, comme les gens timides. Il demande bientôt à voir le règlement de l’Enfer, et cherche à prendre les Diables en faute. Dès la première grande assemblée, il se plaint vivement prétendant qu’on a changé le feu. Rumeur épouvantable de tous les Damnés qui trouvent qu’il fait bien assez chaud. [...]
Il se plaint aussi de ce que certaines gens qui ne sont point d’ici se soient glissées en Enfer, qui mériteraient tout au plus le Purgatoire. Nous ne voulons que des égaux, dit-il ; il faut que chacun prouve qu’il est un parfait scélérat ! [...]
Comme il emmerde tout le monde, on le fout dans un abîme insondable, d’où il remonte bientôt avec une agilité sans égale. Car l’espoir d’avoir été remarqué par Proserpine lui donne des forces proportionnées à la difficulté de l’entreprise. Il se glisse par des anfractuosités à lui seul connues, et va attendre la sortie de la Reine des Enfers à la petite porte. Il la suit par l’escalier dérobé, et à peine entré dans la chambre, il jette sur la commode quinze francs, que les Diables, en le fouillant à son entrée, ont oublié de lui retirer. Voilà pour vous, petite ! s’écrie-t-il d’une voix de stentor. Voilà comment un damné comme MOI sait humilier une Reine qui trahit son époux ! Proserpine, qui depuis six mille ans n’a pas encore vu un pareil bougre, veut se pendre à la sonnette. Mais Clergeon ne perd pas de temps [...] il déshonorera Proserpine ; il l’enfilera, ou il y perdra son latin. Il se jette sur elle et lui plante sa pine dans l’œil. Proserpine pousse un cri déchirant !!!!! Tous les Enfers sont sens dessus dessous. [...]
Cependant Pluton, qui au fond est un bon enfant, lui demande pourquoi il a commis de pareilles bêtises, et Clergeon lui répond, la main dans le gilet :
Je croyais qu’en Enfer on n’était jamais mal venu de prouver sa noblesse :
ha ! ha ! – Si je me suis trompé, (avec résignation et dignité !) je suis prêt à subir tous les châtiments que vous réservez à celui dont l’audace a dépassé vos prévisions. Pluton lui rend avec bonté ses lunettes tombées dans la bagarre. Quoique personne ne lui en veuille, et que Proserpine éborgnée se soit contentée de dire : Drôle de Bougre ! Clergeon croit qu’il est prudent de prendre la fuite. À chacun de ses pas, il ébranle les montagnes. Il fuit ! Il fuit ! Dans une plaine de braise, il aperçoit Nadar qui collectionne des salamandres, et il lui crie en courant : Pends-toi, Brave Nadar ! Nous avons vaincu sans toi ! Car il est convaincu qu’il a foutu Proserpine ! ». Et Baudelaire ajoute : « Tu vois qu’après 15 ans l’inspiration vit encore ».
Au bas de la page, NADAR a noté : « Folie envoyée par mon ami Baudelaire sur notre ami S...... »

Correspondance (Pléiade), t. I, p. 580.
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