Lot n° 288

STENDHAL. Lettre adressée à Domenico Fiore. Sans lieu [Naples], 14 janvier 1832. Lettre autographe signée d’un pseudonyme “A.L. Féburier” ; 12 pages in-4. ▬EXCEPTIONNELLE ET “STENDHALISSIME” LETTRE ADRESSÉE DE NAPLES À SON...

Estimation : 20 000 - 30 000 €
Adjudication : 25 760 €
Description
AMI DOMENICO FIORE : C’EST UNE DES PLUS BELLES ET DES PLUS LONGUES DU ROMANCIER.

Réfugié italien à Paris, modèle du Comte Altamira dans Le Rouge et le Noir, Domenico di Fiore était un des proches de l’écrivain. C’est grâce à lui que Stendhal fut nommé consul de France à Trieste, puis à Civitavecchia. (Fiore était lié au Comte Molé, ministre des Affaires étrangères du Roi Louis-Philippe.)
Ancien avocat de Naples, Domenico Fiore avait participé à la révolution de 1799.

“Je pense sans cesser à vous depuis que je suis ici, ce qui fait que je vous écris sans avoir rien à vous dire.”
Et pourtant, la lettre invite son destinataire à un véritable récit de voyage, où se mêlent intrigues amoureuses, soirées mondaines, portraits sans fard et découvertes.

Au croquis qu’il a dessiné en tête, Stendhal joint une explication :
“L’image ci-jointe est la cause de ma venue, figurez-vous une lave de 8 à 10 pieds de large qui sort exactement du bord du ci-devant cratère (lequel est plein ce qui annonce une grande irruption disent les Vésuvistes). […]
Hier donc à 2 heures je suis arrivé à la source de la lave et y suis resté tout ébaubi d’admiration jusqu’à deux heures de nuit. Il y avait là pour commencer par rang d’utilité, un polisson qui vendait du vin et des pommes qu’il fesait cuire sur le bord de la lave. Ce polisson a fait mon bonheur.
II y avait le Prince Charles celui que l’on dit fils d’un anglais, parce qu’il est moins énormément rond que le King et ses autres frères. Il fesait imprimer des morceaux de lave comme on imprime des oublies, avec des moules de bois, et à tout moment les moules prenaient feu. […] Les chambellans du prince empêchaient les curieux de rester à l’endroit vers le quel S.A.R. roulait ses pas impérieux. Rien de plus ridicule qu’un chambellan à cette hauteur. Le prince changeant de place à tout moment j’ai bravé le chambellan sans y songer et le prince a été très honnête pour les français. J’étais là avec M. de Jussieu de l’Institut mon ami ; c’est un esprit fin et dégoûté de tout comme Fontenelle, il me tient pour fou. […]”

Suit le récit d’un bal auquel assistait le roi :
“J’ai passé 6 heures au charmant bal de M. de Latour Maubourg où le Roi était, et je vous assure le moins fat, le moins affecté de tous les porteurs d’uniforme qui se trouvaient là. Il a fait ma conquête. Il ne marche pas, il roule comme Louis XVI, dit-on. Avec cela et garni d’énormes éperons il veut danser. Mais qui n’a pas des prétentions, celles du King ne s’étendent pas au delà de danser comme vous allez voir.
Il avait engagé Mlle de La Ferronays la cadette qui rougissait jusqu’aux épaules de danser avec un roi. Ces épaules étaient à 2 pieds de mes yeux. Le Roi a dit Ah ! mon dieu, Mlle. Je vous ai engagée croyant que c’était une contredanse, et c’est une galoppe je ne sais pas cette danse. J’ai dansé bien rarement la galope, a dit la Dlle, prononçant à peine. Ils avaient l’air fort embarrassés. Enfin le Roi a dit : Voilà le premier couple qui est parti qui ne s’en tire pas trop bien, espérons que nous ne nous en tirerons pas plus mal, et le bon Sire s’est mis à sauter, il est fort gros, fort grand, fort timide vous jugez comment il s’en est tiré. Ses éperons surtout le gênaient horriblement. […]
J’ai écrit 20 pages sur l’état actuel politique elles vous ennuieraient. Ce qui est incroyable incompréhensible, contradictoire avec les mœurs du 19ème siècle, c’est qu’on prétend que ce grand jeune homme, qui a le derrière, si gros a de la fermeté. Je ne veux pas dire de la bravoure chose si inutile à un roi ; il a la force d’avoir une volonté et d’y tenir. Si cela se confirme c’est mon héros. Commençant ainsi à 22 ans, il sera roi d’Europe à 50. On le dit peu puissant, ce qui ne l’empêche pas de parler constamment à une anglaise à la mine pointue ; le mari véritable aristocrate est ravi. Pour combler sa joie le prince Charles fait la cour à la sœur de sa femme. Ce prince Charles n’est qu’un fat sans figure, comme le prince héréditaire de Bavière qui vient en Italie se former le cœur et l’esprit est un fat avec figure.
M. de Latour a fait ma conquête. C’est un homme raisonnable, chose diablement rare dans ce métier je vous le jure. Avez-vous lu une note de M. de Chateaubriand dans ses Discours historiques ? Mettez quatre dièzes # à ce qu’il révèle et vous n’y serez pas encore.
On ne vit qu’avec les ultras d’un pays qui encore pour vous faire la cour, vous cachent, ou s’abstiennent de parler devant vous de tout ce qui peut vous choquer. […]”


Puis le romancier en vient à l’essentiel, les femmes de Naples, qu’il croque avec drôlerie :
“Mme la princesse ou duchesse Tricasi passe ici pour la plus jolie. Toutes ces dames sont duchesses. Mme Tricasi a l’air piqué d’une beauté française qui ne fait pas assez d’effet (la phisionomie de Mme de Marcellus Forbin, si vous voulez.) Je préfère Mme la Dsse de Fondi, Mme la princesse Scatella ou Catella mariée depuis 5 ans n’a pas encore d’amant ; c’est une rare beauté qui ressemble à une figure de cire. Quant à moi, je préfère à tout une marquise sicilienne blonde vraie figure normande dont personne n’a pu me dire le nom. J’ai revu tout cela à deux bals du Casino des nobles via Toledo vis-à-vis le palais du p[rin]ce Dentice. La duchesse Corsi est leste vive alerte comme une française – la sublime a l’air de Mlle Mars il y a 30 ans dans les Aramintés. Mlle de la Feronais l’aînée, ressemble à M. de Chateaubriand ; on lui donne beaucoup d’esprit, du génie. Ce n’est peut-être que l’étiquette faite demoiselle. En dansant, et elle danse beaucoup, elle a l’air d’accomplir un devoir de diplomatie.”

“La société à Naples fait masse. Ce n’est pas comme à Rome où la broderie a l’air d’emporter l’étoffe, où les étrangers ont l’air de faire le monde dans lequel quelques Romains apparaissent par ci par là. Il y a ici 80 femmes dont je puis vous copier les noms dans mon journal et que l’on trouve partout. Souvent leur amant ne leur parle pas dans le monde. Napoléon a réformé les mœurs ici comme à Milan. On ne cite plus comme ayant plusieurs amants à la fois, que des Dames qui ont passé leur jeunesse en Sicile, pendant que Nap[oléon] civilisait l’Italie. La tristesse protestante qui infeste Paris se fait sentir ici dans la société Acton, que je n’ai point vue. Naples est plus remuant et plus criard que jamais. Le contraste est épouvantable entre Toledo plus vivant que la rue Vivienne (car ici on ne passe pas, on demeure dans la rue), et la sombre Rome.”
Le romancier fait état de la découverte à Pompéi d’une mosaïque :
“réellement ce qu’on a trouvé de plus beau en peinture antique. C’est un objet d’art presque au niveau
de l’Apollon non pour la beauté mais pour la curiosité.” Le romancier se désole : “On empêche de dessiner et même d’écrire devant ce chef d’œuvre.”

Puis il revient à son sujet favori :
“Bolo[g]na était amoureuse depuis 20 ans d'un amant qui s'est trouvé impuissant, par dépit elle cherche à se donner à un autre homme un peu bête qu'elle croit sincèrement aimer. De là ses folies. Elle peut trouver 7 à 8 ans de bien être avec cet animal à deux têtes. Que dittes vous de la mine de l'amant impuissant qui ne veut ni faire, ni laisser faire.”

Il fait encore état de deux têtes de marbre qu’un paysan a trouvé à Misène. Et qu’il a achetées.
“J’avais reconnu les beaux yeux de Tibère. Croiriez vous que ce coquin est fort rare ? Il a cependant régné
22 ans je crois et sur 120 millions de sujets.”
Stendhal devait léguer un de ces bustes au comte Molé, comme il l’indique à son correspondant en usant d’un pseudonyme : “Si je crève, la circonstance unique de ma mort, me donnant de l’audace, vous recevrez ce buste sans frais, et le ferez arriver chez M. Dijon.” (Le testament dans lequel ce don est officialisé a été décrit dans la collection de Pierre Bergé II, nº 339).

L’écrivain s’inquiète de son ami :
“Avez vous eu votre liberté au 1er janvier ? C’est une grande épreuve, nous le sentîmes tous en 1814. Comment vous en tirez vous ? Dictez vous à une jeune femme de chambre l’histoire sincère de votre vie de Paglieta, à Naples ? Plus votre conspiration pour livrer le port de Naples aux anglais de concert avec Mme de Belmonte, plus la vente des boutons avec l’empreinte de St. Pierre, plus l’arrivée à Genlis avec 18 sous, et enfin la délicieuse histoire des présents de confitures.”

Enfin, il parle de ses travaux.
“Je m’amuse à écrire les jolis moments de ma vie, ensuite je ferai probablement, comme avec un plat de cerises, j’écrirai aussi les mauvais moments, les torts que j’ai eus ; et ce malheur de déplaisir toujours aux personnes auxquelles je voulais trop plaire, comme il vient de m’arriver à Naples avec Madame des Joberts (née à Bruxelles). Bien entendu je ne songeais pas à l’amour, ses yeux étaient doux et me plaisaient, et le contour du profil ressemblait à Mme de Castelane, hélas ! comme auprès de la Giudita j’ai vu un Président Pelo m’enlever toutes les préférences. […]”

En post scriptum, il lui propose de lui envoyer des vues de Naples au simple trait : “Cela aide et ne gâte pas la mémoire.”

→ Provenance : Giannalisa Feltrinelli (VII, 2001, nº 2104).
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