Lot n° 281

STENDHAL (Henri Beyle, dit). Lettre adressée à sa sœur Pauline Beyle. Sans lieu [Brunswick], 24 mars 1807. Lettre autographe signée du pseudonyme “Larridon” ; 11 pages in-4, adresse avec marque postale “Nº 51 Grande Armée”, montées...

Estimation : 8 000 - 12 000 €
Adjudication : 10 304 €
Description
sur onglets, reliées en maroquin bordeaux à long grain, étui (Devauchelle).

▬SUPERBE ET TRÈS LONGUE LETTRE DE STENDHAL DONNANT À SA SŒUR DES CONSEILS DÉSABUSÉS SUR LE BONHEUR, LES PASSIONS ET LE MARIAGE.

Le 29 octobre 1806, Stendhal avait été envoyé comme adjoint aux commissaires des guerres dans la ville de Brunswick, en Prusse. Là, il vécut une passion pour Wilhelmine Von Griesheim, fille de l’ancien gouverneur de la ville. Il devait aussi y trouver son pseudonyme, inspiré de Stendal, la ville qu’il fréquenta entre 1807 et 1808.
Le prétexte de cette lettre du 24 mars 1807 était sans doute le projet de mariage de sa sœur cadette avec François Périer-Lagrange (1776-1816), que Pauline Beyle devait épouser effectivement l’année suivante.

“[…] C’est un homme bon et cela dit tout ; l’habitude des affaires en province lui donnera bien un peu le caractère finasseur ; il se permettra sans doute de petites tromperies basses pour avoir un domaine à 10 000 f meilleur marché, mais dans l’intérieur de sa famille il n’en sera pas moins bon, quoique moins aimable pour une âme élevée.
Ce qui fait les âmes élevées c’est leur propre sensibilité, c’est l’ennemi intérieur allié naturel de tous les sots qui l’attaquent. C’est cet allié qui leur donne [tro]p souvent la victoire.
Une âme élevée se met bien au-dessus de certaines choses que le monde dispense, mais elle a souvent la faiblesse de laisser apercevoir qu’elle prise [cert]aines choses desquelles sans cela, le monde n’eût pas songé à la priver.
Pour éviter cet écueil, il faut se raisonner soi-même, et comme en raisonnant sur soi il est très facile de s’égarer, il faut se rendre très fort dans l’art de raisonner. C’est à dire contracter une longue habitude de raisonner juste de manière que l’émotion ne puisse pas vous tirer du sentier accoutumé.
Tout cela est ennuyeux pour une jeune fille de 21 ans et 3 jours, mais c’est l’unique chemin du bonheur.
Mets-toi bien cela dans la tête.
Une passion est la longue persévérance d’un désir. Ce désir est excité par l’idée du bonheur dont on jouirait si l’on possédait la chose désirée, (et qui est en même tems l’idée du malheur de l’état actuel où l’on n’en jouit pas) et par l’espérance d’atteindre à ce but ; car, comme Corneille l’a fort bien dit de l’amour :
Si l’amour vit d’espoir, il s’éteint avec lui.

[…] Comment diable trouver dans l’union d’un homme et d’une femme les conditions nécessaires à faire naître, ou à entretenir une passion ? Il ne s’y en trouve aucune. […] le plus souvent, celui des mariés qui a le plus d’esprit joue la comédie pour l’autre, ou tous les deux pour le public.
En g[énér]al, tout le monde joue le bonheur. […]
Quand l’amour existe vraiment dans le mariage, c’est un incendie qui s’éteint et qui s’éteint d’autant plus lentement qu’il était plus allumé. […] Quel genre de bonheur peut-on donc trouver dans le mariage ? L’amitié, mais c’est excessivement difficile. Elle n’est guère possible que dans un homme de 50 ans qui épouse une veuve de 30 ; s’ils ont de l’esprit l’usage et l’observation du monde les a rendus indulgents. […]
En résultat,
1º il faut se marier ;
2º à un homme bon et assez riche […].
Mais ne cherche pas de transports dans le mariage. […]
A l’époque de ton mariage il faut devenir hypocrite, un bavardage de société peut te brouiller avec ton mari. […] Il faut devenir non pas dévote, le saut serait trop grand et le rôle trop ennuyeux, mais pieuse raisonnablement, te confesser tous les mois.
Il faudra cacher aux yeux de ton mari l’amitié trop vive que tu pourrais avoir pour une ami ou pour moi ; il trouverait que tu l’aimes moins que cette personne et se fâcherait. […]
Les jouissances d’une âme comme les nôtres ou ne sont pas comprises, ou sont détestées par les âmes basses qui peuplent la société ; souviens-toi de ce principe. […]
L’expérience te convaincra qu’un des grands moyens de bonheur est le cerveau. On s’amuse à voir des idées nouvelles ; on joue de la lanterne magique pour soi.”

“Sœur préférée d’Henri Beyle, Pauline (1786-1857) fut sa confidente, son alliée dans les dissensions familiales, et, en quelque sorte, son élève, puisqu’il s’efforça de lui donner une solide éducation, lui prodiguant des conseils de conduite et de lecture au cours d’une abondante correspondance” (Stendhal et l’Europe, Bibliothèque nationale, p. 16).
Veuve à l’âge de 31 ans, elle devait se trouver dans l’embarras, son mari ayant mal géré ses biens. Elle s’en sortit grâce à l’aide de son frère qui lui versa régulièrement une rente et lui légua ses modestes biens à son décès.

Provenance : Daniel Sickles (I, 1989, nº 192).
Quatre mots ont été découpés à la première page. Petit manque de papier en regard du cachet.

(Stendhal, Correspondance I, Bibliothèque de la Pléiade, n° 151.)

“I believe you must take the gouvernail”
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