Lot n° 252

RILKE (Rainer Maria). Lettre adressée au peintre Oscar Zwintscher. Paris, 18 octobre 1902. Lettre autographe signée “Rainer Maria Rilke”, en allemand : 4 pages in-8. ▬LONGUE ET SUPERBE LETTRE ÉCRITE LORS DU PREMIER SÉJOUR PARISIEN...

Estimation : 4 000 - 6 000 €
Adjudication : 5 667 €
Description
DE RAINER MARIA RILKE.

C’est sa passion pour Rodin qui motiva le poète et jeune père à quitter l’idyllique Westerwede, une petite communauté d’artistes près de Brême, en août 1902, pour s’installer à Paris. Il avait notamment été chargé par l’historien d’art Richard Muther d’un essai consacré au sculpteur. L’expérience de la métropole donna un tournant décisif à l’œuvre du jeune poète : “Je me souviens encore très bien que, durant ma première année, Paris m’a presque détruit ; il m’a fallu fuir car j’étais le plus faible. Et quand je suis revenu, j’ai eu le sentiment que j’avais besoin de son éducation impitoyable et féroce”, devait-il avouer en 1908.
Nombre de passages des Cahiers de Malte Laurids Brigge (1910), le sommet de son œuvre en prose, portent l’empreinte des difficultés d’adaptation du poète.


Sa jeune épouse, la sculptrice Clara Westhoff, ancienne élève de Rodin, venait de le rejoindre, laissant à ses parents leur fille Ruth, née l’année précédente.
“Die Arbeit muß über das Heimweh zu unserem Kinde forthelfen, bei uns beiden. Und wir sagen uns auch, daß dieser neue Weg, den wir da gehen wollen, der einzige ist, der uns wieder zu unserem lieben Kinde hinführt...

Wir wohnen in einem Haus, aber wenn unsere Arbeit erst recht im Gange ist, werden wir uns in der Woche dort nicht sehen und nur am Sonntag uns zusammen erholen und vorbereiten für die neue Woche. Unser Plan ist, zu arbeiten, wie wir noch nie gearbeitet haben...”

[“Le travail doit nous aider, tous les deux, à vaincre la nostalgie de notre enfant. Et nous nous disons également que cette nouvelle trajectoire que nous voulons emprunter est la seule qui nous ramènera à notre enfant... Nous habitons la même maison, mais cela n’empêche que, notre travail bien entamé, nous n’allons pas nous voir de la semaine et nous reposer ensemble le dimanche uniquement et nous préparer pour la semaine à venir. Notre projet, c’est de travailler comme on n’a jamais travaillé...”]


Avant de quitter l’Allemagne, le couple avait dispersé tous ses biens, renonçant pour longtemps à un domicile fixe.

“In Westerwede war große Auktion, alles ist unter den Hammer gekommen. Wir haben alles verkauft, nur unsere liebsten Sachen (Bilder, Bücher, Möbel) behalten [...]. Trümmer einer Vergangenheit, aber hoffentlich auch : Bausteine einer Zukunft. Wir werden nicht sobald ein Heim haben wieder. Wir wissen jetzt, daß wir noch lange gehen müssen, wachen und beten ehe wir eines erwerben.”

[“À Westerwede eut lieu une grande vente aux enchères, tout a été adjugé. On a tout vendu, en gardant juste nos affaires préférées (peintures, livres, meubles) [...]. Débris d’un passé, mais aussi, je l’espère, composants d’un avenir. Nous n’allons pas retrouver un nouveau domicile si vite. Nous savons maintenant que la route sera longue qu’il faudra beaucoup de vaillance et de prières avant que nous en acquissions un autre.”]

Et Rilke d’inviter son correspondant à exposer les peintures qui lui appartiennent tant qu’il le voudra et de les restituer ensuite aux parents de sa femme. Il aime l’idée que sa fille Ruth va grandir à proximité de ces œuvres : “dann würden wir [...] sehr gerne wissen, daß Ruth bei diesen Bildern aufwächst, sie manchmal beschaut und etwas durch sie empfängt, einen Eindruck, ein Gefühl von uns und von Schönheit und Kunst, eine Empfindung seltsam tief verwobener Dinge.”
[“Nous aimerions savoir également que Ruth grandit près de ces peintures, qu’elle les observe quelquefois et qu’elle en reçoit quelque chose : une impression, une réminiscence de nous, de la beauté et de l’art, un sentiment de choses étrangement enfouis et enchevêtrées.”]

La rédaction de son livre l’accapare tout autant que la richesse culturelle de la ville.
“Ich bin zunächst bei meiner Rodin-Arbeit und dann will ich zu manchen anderen kommen. Ich gehe oft ins Louvre, suche und frage mich langsam zur Antike durch. Dann will ich auch viel Vorlesungen hören, und lernen, was irgend möglich ist ; mir fehlt so viel.
Bei alle dem habe ich die Kastanien heuer wirklich nicht blühen sehen, habe, da alle diese Veränderungen damals schon dunkel in mir raunten, aufzuschauen versäumt.”
[“Dans un premier temps, je m’occupe de mon travail sur Rodin puis je vais entamer bien d’autres choses. Je vais souvent au Louvre, recherche et pénètre petit à petit jusqu’à l’Antiquité. Puis, je vais suivre beaucoup de cours magistraux et apprendre ce qui est possible ; mes lacunes sont tellement grandes.
Et là dessus, je n’ai pas vraiment vu les châtaigniers fleurir cette année, j’ai oublié de lever la tête, car tous ces changements murmuraient déjà, obscurs, en mon for intérieur.”]


La métropole met le poète à rude épreuve.

“Es wäre schade, wenn sie in der Stadt wohnen müßten.
Was in der Stadt wohnen heißt : wir fühlen es jetzt. Und Paris gehört nicht zu den Städten, die es einem leicht machen. Es ist ein Abgrund von Rücksichtslosigkeit, Leichtsinn und Unnatur. Mir ist es eine große Last, mit seinem Lärm und mit seiner ganzen ...= fröhlichen Art.
Aber so wird man von alledem tiefer in die Arbeit hineingedrückt als anderswo... Hier ist Arbeit der einzige Ausweg.
O, was hab ich die erste Zeit gelitten unter dieser Stadt, unter allem was ich sah, unter allem was sich mir verbarg. Und Clara Westhoff geht es ebenso.... Aber was hilft es. Hier ist doch ..., was sonst nirgends ist : Großes. Darum muß man sich halten. Die Gioconda ist hier, Notre Dame und Rodin. Das sind die drei Ewigkeiten in dem tausend... Vergehen und Verwerfen dieser großen Stadt...”

[“Ce serait dommage si vous deviez habiter en ville.

Ce que signifie la vie en ville :
nous l’éprouvons actuellement. Et Paris ne fait pas partie des villes qui vous rendent la vie facile. C’est un abîme d’absence d’attention, de frivolité, tout y est contre nature. Elle me pèse énormément, avec son bruit et toute sa manière ... frivole.
Mais tout cela nous enfonce dans notre travail plus qu’ailleurs... Ici le travail est la seule issue.
Oh, que m’a-t-elle fait endurer à mon arrivée, cette ville, tout ce que j’ai pu voir, tout ce qui se dissimulait à mes yeux. Et Clara Westhoff vit la même chose... Mais à quoi bon. Ici se trouve ... ce qui ne se trouve nulle part ailleurs : des choses magnifiques. Cela fait tenir. La Joconde est ici, Notre Dame et Rodin. Ce sont les trois éternités dans les mille futilités et rejets de cette grande ville...”]


Le peintre Oscar Zwintscher (1870-1916), originaire de Leipzig, devait adhérer dès ses débuts au Deutscher Künstlerbund, la ligue des artistes allemands créée en 1903 afin de défendre l’indépendance de la création. Il se lia d’amitié avec Rainer Maria et Clara Rilke lorsque ceux-ci s’installèrent dans le petit village saxon de Westerwede, près de Brême, et peignit plusieurs portraits du couple.
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