Lot n° 248

CONSTANT, Benjamin De l'esprit de conquête et De l'usurpation dans leurs rapports avec la civilisation européenne. Sans lieu ni nom [Hanovre, Hahn], 1814.

Estimation : 20 000 / 30 000 €
Adjudication : 45 115 €
Description
In-8 (193 x 112 mm) de (1) f. de titre, VIII pp., 208 pp., (1) f. d'errata, entièrement interfolié: cartonnage à la Bradel, pièce de titre de maroquin brun (reliure de l'époque).

Édition originale, d'une grande rareté.

Parue à Hanovre le 30 janvier 1814 - “la bombe est lâchée”, écrit l'auteur -, elle a connu un succès foudroyant dont témoignent les rééditions la même année à Londres, puis à Paris.

Vigoureux pamphlet anti-napoléonien.
“Il a paru un chef-d'oeuvre qui coûte 3 francs 10 s, écrit Stendhal: C'est le livre de Benjamin Constant. C'est une allusion continuelle au gouvernement de Bonaparte. Les pages 102 à 107 sont meilleures que Montesquieu.”
Le pamphlétaire prend position contre Napoléon et pour Bernadotte. “Dans des pages célèbres, Constant montre la fragilité de la quatrième dynastie, non enracinée dans la nation et qui a besoin de la conquête extérieure et du despotisme intérieur pour survivre” (Benoît Yvert).

Exemplaire personnel de Benjamin Constant portant une trentaine de corrections autographes dans les marges et 13 pages interfoliées avec ajouts et modifications, en vue de la publication de la troisième édition.

La deuxième parut à Londres dès le mois de mars 1814: c'est en vue de la troisième édition, publiée à Paris et mise en vente au mois d'avril, que l'auteur reprit son texte, introduisant corrections et repentirs dont l'exemplaire offre les manuscrits autographes.
Rédigé et publié dans l'urgence, l'ouvrage était imparfait aux yeux de l'auteur: la réédition parisienne était l'occasion de mises au point. Surtout, un événement d'importance avait tout bouleversé: la chute de l'empereur Napoléon Ier et le retour des Bourbons sur le trône.

La plupart des corrections portées sur cet exemplaire ont été intégrées dans la troisième édition; quelques-unes, cependant, n'y figurent pas, dont une d'importance qui fut utilisée ailleurs (voir ci-après).
De même, quelques modifications entre les deux éditions furent apportées sans doute sur épreuves, car elles ne figurent pas dans cet exemplaire.

À la fin de la préface, Benjamin Constant a noté: “Hanovre, ce 19 janvier 1814 ”, signifiant sans doute la date primitive de rédaction. Cette correction n'a pas été retenue, la date inscrite dans la troisième édition étant: “Hanovre, ce 31 décembre 1813.”
De même, la date inscrite à la fin de l'ouvrage, “19 janvier 1814”, n'a pas été reprise.

Le changement le plus important concerne le chapitre V de la seconde partie, consacrée à l'usurpation, que l'auteur a presque entièrement récrit: Benjamin Constant y prenait clairement position contre le retour des Bourbons sur le trône. “Lorsque d'orageuses circonstances interrompent la transmission régulière du pouvoir, et que cette interruption dure assez longtemps, pour que tous les intérêts se détachent de l'autorité dépossédée, il ne s'agit pas d'examiner si la prolongation de cette autorité eût été un bien ou un mal, il est certain que son rétablissement serait un mal.” On ne pouvait être plus explicite.

Une telle prise de position devenait imprudente sous la première Restauration; Benjamin Constant modifia ainsi son texte en dressant un parallèle entre, d'une part, les révolutions anglaises de 1660 (restauration de la monarchie) et de 1688 (changement pacifique de dynastie entraînant la monarchie constitutionnelle) et, d'autre part, la Restauration en France.

La révolution actuelle [...] consacrant une représentation nationale, établissant la liberté de la presse, mettant hors d'atteinte l'indépendance des tribunaux, tous les partis doivent être également satisfaits. Que voulaient ces fidèles défenseurs d'une dynastie antique? Revoir sur le trône des descendans des Rois qu'avaient servis leurs ayeux. Mais certes ils ne peuvent s 'affliger de ce que ce trône est entouré de corps respectables qui feront entendre la voix de la nation, et de ce que cette nation jouïra des biens que procurent la liberté laissée aux consciences, la carrière ouverte aux talens, et l'administration impartiale et inviolable de la justice.
Que voulaient les hommes qui en 1789 furent plutôt les causes que les auteurs d'une révolution trop violente?
Que l'autorité ne put ni étouffer les représentations du peuple, ni gêner les consciences ou entraver la pensée, ni soustraire les citoyens à leurs juges naturels. Mais ils étaient loin de vouloir le déplacement de cette autorité.

Opportunisme? Sans doute, mais, sur le fond, la position de Constant n'a guère varié: en insistant sur la nécessaire liberté de la presse, sur la justice et l'importance des corps intermédiaires, il lançait un avertissement au nouveau pouvoir, le conjurant de renoncer à la tentation de l'absolutisme s'il voulait se maintenir. Il en profitait pour justifier, par avance, son attitude:

J'ai la conscience qu'on ne peut m'accuser de rendre au succès un hommage servile, accusation que trois ans de résistance et douze d'éloignement sous la tyrannie refuteroient d'ailleurs surabondamment.

Ce chapitre dut paraître encore trop risqué et Constant le supprima dans la troisième édition.
Ces trois pages autographes ne resteront cependant pas lettre morte, fournissant la matière, sous une forme à peine modifiée, d'un article du Journal des débats du 21 avril 1814 intitulé: Des révolutions de 1660 et de 1688 en Angleterre, et de celle de 1814 en F rance.

Benjamin Constant a également modifié le début et fondu l'Avertissement et la Préface en un seul texte qui parut sous le titre de: Préface de la première édition. Il devait ajouter une préface inédite à la troisième édition dont le manuscrit ne se trouve pas ici; sans doute fut-elle composée en dernière minute au moment de l'impression. On n'y trouve pas non plus le chapitre final de la page 24.

Par ailleurs, Benjamin Constant ajoute de petites phrases et des incises qui infléchissent subtilement le sens de son exposé. Ainsi, par telle insertion, il dissocie l'armée française de son chef: “Grâces au ciel, les Français, malgré tous les efforts de leur maître, sont restés loin du terme vers lequel il les entraînait.” Ou, plus explicite: “Nos armées donnent des preuves d'humanité comme de bravoure, et se concilient souvent l'affection des peuples qu'elles étaient forcées à vaincre naguère et qu'aujourd'hui, par la faute d'un seul homme, elles sont réduites à repousser.”

Cartonnage restauré; pièce de titre refaite et gardes renouvelées.
Un des feuillets intercalaires a été découpé: il concerne l'ajout de la note page 83: le chapitre modifié est bien barré, mais la nouvelle version a été ôtée, peut-être par l'imprimeur au moment de la composition. Feuillet des errata monté sur onglet avec restauration en marge.

Provenance: Louis Barthou (II, 1935, nº 551).
Singulière provenance pour ce livre de combat que celle de l'homme d'État (1862-1934), mort assassiné lors d'un attentat contre le roi Alexandre Ier en Yougoslavie
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