Lot n° 139

TRAKL, Georg. Gedichte. Leipzig, Kurt Wolff Verlag, 1913. In-8, cartonnage taupe de l'éditeur. Joint, du même auteur : Psalm. Sans lieu ni date [Innsbruck, juillet 1912]. Manuscrit autographe signé “G. T.”, 1 page in-folio : étui en maroquin...

Estimation : 80000 / 120000
Adjudication : 80 000 €
Description
anthracite.
Édition originale du seul livre de Georg Trakl publié de son vivant.
Elle a paru dans la collection “Der jüngste Tag”.
Gedichte sera suivi d'un second recueil de poèmes, Sebastian im Traum, publié posthumément en 1915.
“Un des plus grands poètes du début de ce siècle”, écrit André Breton : “Cette langue qu'appelait
Rimbaud, dont il voulait qu'elle fût de l'âme pour l'âme et dont il eut grand soin de préciser qu'elle
serait universelle, il est profitable et bon de s'assurer qu'au XXe siècle il s'est trouvé un poète de
langue allemande pour la parler couramment.”
Il ajoute, en 1951 : “J'admire au possible ses accents, cette absolue déchirure qui se referme sur une
rose de glace. Jamais la poésie n'a fait appel à si peu d'éléments mais leur mise en rapport est d'un
doigté spirituel sans égal. Une ferveur sans limites couve ici, dans le désespoir même, des oeufs de
ferveur et d'espoir.”
Mort à 27 ans, auteur d'une oeuvre fulgurante et désespérée, Georg Trakl (1887-1914), le “Rimbaud
autrichien”, eut une existence tragique marquée par la drogue et la relation incestueuse qu'il
entretint avec sa soeur. Influencée par Hölderlin et Rimbaud, sa poésie a été abusivement définie
comme “expressionniste”. C'est l'oeuvre d'un solitaire, d'un écorché vif, proche de la folie, nourri
de l'héritage baroque omniprésent dans son pays natal, le Salzbourg, auquel il demeura très attaché.
Trakl fit ses premiers pas littéraires au théâtre à l'âge de 19 ans. Cependant, ses deux seules pièces
qui furent montées au Salzburger Stadttheater en 1906 se heurtèrent à l'incompréhension du
public : Trakl les détruisit. Il fit paraître ensuite dans le journal local un récit, Traumland, puis un
poème, Morgenlied, toujours dans l'indifférence générale.
Étudiant la pharmacologie à Vienne, il se lia avec quelques artistes qui occupaient alors le devant
de la scène artistique autrichienne : Karl Kraus, Adolf Loos et Oskar Kokoschka. (C'est Trakl qui
soufflera à ce dernier le titre d'une de ses plus belles compositions, réalisée en 1913, La Fiancée du
vent, aujourd'hui au Kunstmuseum de Bâle.)
En 1911, il fit la connaissance de son futur mentor et mécène, Ludwig von Ficker, qui lui ouvrit les
colonnes de sa revue littéraire : Der Brenner.
Mobilisé dès 1914 dans les services sanitaires sur le front de l'Est, effaré par l'horreur de la guerre,
il mourut peu après, le 3 novembre 1914, d'une overdose de cocaïne. Quelques jours plus tôt,
il avait composé un déchirant chant funèbre à l'Europe en guerre intitulé : Grodek.
Martin Heidegger a consacré à la poésie de Trakl une longue analyse qui forme, avec ses
interprétations de Hölderlin, “un des textes les plus riches de Heidegger” (Jacques Derrida).
Exceptionnel envoi autographe signé sur le feuillet préliminaire :
Ludwig Thoma respektvollst überreicht
Georg T rakl
[Offert à Ludwig Thoma avec le plus grand respect, Georg Trakl]
Surprenante provenance que celle de l'écrivain Ludwig Thoma (1867-1921), célèbre pour ses récits
humoristiques du folklore bavarois. Il dirigea l'hebdomadaire satirique Simplicissimus à partir de
1900 où il se fit connaître par ses critiques acerbes de la société, de l'Église et de l'État. À partir
de 1916, il sombra dans un antisémitisme radical et s'opposa avec virulence à la République de
Weimar. Comme Trakl, il servit dans les services sanitaires sur le front de l'Est.
Les envois de Georg Trakl sont d'une rareté proverbiale. Aucun autre exemplaire n'a paru sur le
marché et ne paraît répertorié.
L'exemplaire porte par ailleurs, sur le feuillet préliminaire, une mention manuscrite au crayon :
“Maidi 29.10.42”. Elle renvoie à Maidi Liebermann von Wahlendorf (1883-1971) qui fut la maîtresse
de Ludwig Thoma à partir de 1918 et sa principale héritière. Ex-libris gravé de Hans Windisch.
Cet exemplaire unique des Gedichte est accompagné d’un poème autographe signé,
en partie inédit : il s'agit du seul manuscrit connu du poème Psalm, une des compositions
clés du poète autrichien.
Il a échappé aux auteurs de l'édition critique de 1995.
Par la suite, Trakl devait ajouter une quatrième strophe de 9 vers, remanier intégralement la
dernière strophe ainsi que le vers 16 (Es sind Gärten mit Rosenstöcken und blauen Glaskugeln ) et le vers
final. Les versions publiées présentent également des différences dans la disposition typographique
et la ponctuation. Seule la troisième strophe de cette version a été reprise en 1949 dans les oeuvres
complètes de Trakl.
Psalm parut dans la revue Der Brenner en octobre 1912, puis dans le recueil Gedichte en 1913, avec une
dédicace à son ami Karl Kraus, l'écrivain viennois, dont Trakl avait fait la connaissance durant l'été
1912. Le manuscrit autographe ne porte pas de dédicace, ayant à l'évidence été rédigé avant cette
rencontre décisive.
Es ist ein Licht, das der W ind ausgelöscht hat.
Es ist ein Heidekrug, der am Nachmittag ein Betrunkener verläßt.
Es ist ein W einberg, verbrannt und schwarz, mit Löchern voll Spinnen.
Es ist ein Raum, den sie mit Milch getüncht haben. (...)
Fortement influencé par Rimbaud, Psalm marque un tournant dans l'oeuvre de Trakl : libérée
des contraintes du vers régulier, sa poésie se disloque, se fragmente, tout en demeurant
extraordinairement musicale, comme le souligne Alfred Doppler. Ce dernier accorde à “Psalm”
une place à part dans la littérature apocalyptique de l'époque (Alfred Doppler, Die Lyrik Georg Trakls,
Salzburg, 2001).
Le poème apporta également à Trakl, pour la première fois, la reconnaissance des lettrés. Sa force
d'évocation a marqué les lecteurs du Brenner. Karl Kraus répondit à la dédicace par un article dans
son journal Die Fackel qui jouissait alors d'une large audience.
Les autographes de Trakl sont de la plus grande rareté, les archives du poète ayant été
acquises par l'État autrichien auprès de Ludwig von Ficker qui les avait conservées.
On ne connaît, en mains privées, que deux poèmes autographes, Nachtergebung et Der Heilige,
le brouillon du poème Entlang, deux lettres et un dactylogramme.
La Grande Guerre des écrivains d'Apollinaire à Zweig, textes choisis et présentés par Antoine Compagnon, folio, 2014, pp. 148-150.
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