Description
exécutée par W agner).
Édition originale : elle est peu commune, moins encore en reliure de l'époque.
“Cet ouvrage capital est peut-être le plus rare des romantiques en bel état”, dit Carteret.
Ouvrage fameux dont la longue préface, datée de mai 1834, A valeur de manifeste
littéraire du romantisme.
Certaines préfaces sont plus célèbres que les livres qu'elles accompagnent. Deux d'entre elles furent
des jalons essentiels du romantisme au point de “dévorer le livre qu'elles ouvrent en fanfare”,
selon le mot de S. Guégan : d'une part celle de Cromwell (1827) et, d'autre part, celle-ci en tête de
Mademoiselle de Maupin, en 76 pages. Si le premier texte défendait le drame romantique contre la
tragédie classique, le second formule les principes de “l'art pour l'art” : “Il n'y a de vraiment beau que ce
qui ne peut servir à rien, tout ce qui est utile est laid”.
La publication de Mademoiselle de Maupin en 1835 illustrait ainsi la rupture définitive de l'art et de la
morale : les personnages travestis y déjouaient les règles de l'amour, inversant les normes imposées
par la société.
Entre la parution de ces deux livres-manifestes eut lieu la bataille d'Hernani : on sait le rôle central
que tint Théophile Gautier le 25 février 1830 en ouvrant son gilet rouge, signal attendu pour se
ruer sur tout ce qu'il y avait d'académique et de classique à portée de main.
Précieux exemplaire d'Honoré de Balzac, établi par Wagner, son relieur attitré :
il est à l'origine d'une amitié littéraire.
Dans sa célèbre préface, Théophile Gautier rend hommage au maître du roman social : “L'homme
est usé jusqu'à la corde, et la femme encore plus, depuis que M. de Balzac s 'en mêle. Qui nous délivrera des hommes et
des femmes ?” (p. 62). Les liens qui unissaient Gautier et Balzac étaient puissants. Ils appartiennent
tous deux à l'écurie d'Émile de Girardin, fondateur de La Presse en 1836. Nathan, le héros d'Une fille
d'Ève, est un double de Gautier, et Balzac cite Mademoiselle de Maupin à la fin de son roman.
Par ailleurs, Gautier ne fut pas étranger à la rédaction de Vautrin. Il est à cet égard remarquable
que le personnage principal de La Comédie humaine, Vautrin, soit le roi du déguisement – condition
nécessaire pour rester libre sur l'échiquier social.
Gautier rendra un ultime hommage au maître en lui consacrant un essai publié en 1858.
Dans un article paru dans le Courrier balzacien, Thierry Bodin souligne : “les exemplaires personnels
de Balzac sont très rares. Ils ont été dispersés pour la plupart lors des ventes avant et après décès de
Madame de Balzac [Mme Hanska] en mars et avril 1882”.
Les reliures ont toutes été exécutées soit par Spachmann, soit par Wagner, soit par les deux artisans
lorsqu'ils travaillaient ensemble, selon les directives de l'écrivain. “Aussi se présentent-ils de façon
à peu près uniforme : dos lisse en basane rouge (orné de quelques filets dorés et fleurons à froid)
aux coutures assez souples qui permettent une bonne ouverture du livre, celui-ci non rogné,
à pleines marges, et largement protégé par des plats plus grands revêtus de papier marbré,
les gardes étant toujours de papier blanc sur lequel il serait possible d'écrire” (Thierry Bodin).
Très bel exemplaire, relié à toutes marges.
Provenance : Honoré de Balzac.- Vente de la bibliothèque de Mme Hanska où environ 2 500 volumes
furent proposés en lots (Paris, 25 avril 1882). - Alphonse Parran (?).- Paul Voûte, avec ex-libris (cat.
1938, n° 111).- Charles Gillet (Dix siècles de livres français , 1949, n° 224).- Robert von Hirsch, avec ex-libris
(cat. 1978, n° 106).- André Tissot-Dupont, avec ex-libris.
Notice manuscrite de Maurice Chalvet insérée en tête.
Quelques piqûres ; petite restauration à la coiffe supérieure du tome II.
On joint à l'exemplaire un fragment autographe de la célèbre préface de Gautier ;
il offre quelques pages parmi les plus rageuses lancées contre l’hypocrisie en matière
d’art et de censure, et contre l’aveuglement fielleux de la critique.
Ces deux grandes pages in-folio correspondent à peu près à onze pages du texte imprimé (pp. 16-27).
Après avoir relevé chez Molière et les auteurs de la comédie classique les pires exemples d’adultère
et de dépravation, Gautier se justifie, puis fonce dans la mêlée :
… Nous voulions simplement démontrer aux pieux feuilletonistes, qu’effarouchent les ouvrages nouveaux et
romantiques, que les classiques anciens, dont ils recommandent chaque jour la lecture et l’imitation,
les surpassent de beaucoup en gaillardise et en immoralité.
À Molière nous pourrions aisément joindre et Marivaux et La F ontaine, ces deux expressions si opposées de
l’esprit français, et Régnier, et Rabelais, et Marot, et bien d’autres. Mais notre intention n ’est pas de faire ici,
à propos de morale, un cours de littérature à l’usage des vierges du feuilleton. (…)
Quand je lis par hasard un de ces beaux sermons qui ont remplacé dans les feuilles publiques la critique
littéraire, il me prend quelquefois de grands remords et de grandes appréhensions, à moi qui ai sur la
conscience quelques menues gaudrioles un peu trop fortement épicées, comme un jeune homme qui a du feu
et de l’entrain peut en avoir à se reprocher . (…)
En cherchant bien, on trouverait peut-être un autre petit vice à ajouter ; mais celui-ci est tellement hideux
qu’en vérité je n’ose presque pas le nommer. Approchez-vous, et je m’en vais vous couler son nom dans
l’oreille : – c’est l’envie. L’envie, et pas autre chose.
C’est elle qui s’en va rampant et serpentant à travers toutes ces paternes homélies : quelque soin qu’elle
prenne de se cacher, on voit briller de temps en temps, au-dessus des métaphores et des figures de rhétorique,
sa petite tête plate de vipère ; on la surprend à lécher de sa langue fourchue ses lèvres toutes bleues de venin,
on l’entend siffloter tout doucettement à l’ombre d’une épithète insidieuse. (…)
Une chose certaine et facile à démontrer à ceux qui pourraient en douter , c’est l’antipathie naturelle du
critique contre le poète, – de celui qui ne fait rien contre celui qui fait, – du frelon contre l’abeille
– du cheval hongre contre l’étalon.
Vous ne vous faites critique qu’après qu’il est bien constaté à vos propres yeux que vous ne pouvez être poète.
Avant de vous réduire au triste rôle de garder les manteaux et de noter les coups comme un garçon de billard
ou un valet de jeu de paume, vous avez longtemps courtisé la Muse, vous avez essayé de la dévirginer ;
mais vous n’avez pas assez de vigueur pour cela ; l’haleine vous a manqué, et vous êtes retombé pâle et
efflanqué au pied de la sainte montagne.
Je conçois cette haine. Il est douloureux de voir un autre s ’asseoir au banquet où l’on n’est pas invité,
et coucher avec la femme qui n’a pas voulu de vous. Je plains de tout mon coeur le pauvre eunuque obligé
d’assister aux ébats du Grand Seigneur. (…)
Le critique qui n’a rien produit est un lâche ; c’est comme un abbé qui courtise la femme d’un laïque :
celui-ci ne peut lui rendre la pareille ni se battre avec lui.
“Après pareille préface qui aurait pu être contresignée par Balzac, (...) le roman de Gautier
ne pouvait que plaider la désobéissance morale et l'indifférence politique” (S. Guégan).
Guégan, Théophile Gautier, 2011, pp. 90-131.- Clouzot, p. 70 : “Extrêmement rare.”- T. Bodin, A propos de quelques livres ayant
appartenu à Balzac. Balzac et ses relieurs, in Courrier balzacien, 1991, n° 44, pp. 34-35.