Description
CVIII, 324 pp. ; (2) ff., 603 pp. mal chiffrées 601, (4) ff. de
catalogue de Le Jay pour le tome II : veau porphyre, dos lisses ornés de filets, fleurons et chats dorés,
pièces de titre de maroquin rouge, filet à froid encadrant les plats, coupes filetées or, tranches rouges
(reliure de l’époque).
Véritable édition originale.
Elle est ornée en frontispice d’un joli portrait de Montaigne gravé par Saint-Aubin. Cette reprise de
la gravure de Nicolas Voyer (1771) permit de diffuser largement l’image d’un Montaigne “au chapeau”.
Le manuscrit original du Journal du voyage en Italie , que son auteur ne destinait pas à la publication
mais conservait à son seul usage, fut oublié pendant près de deux siècles. Il fut retrouvé en 1770
dans un coffre au château de Montaigne par l’abbé Prunis. L’éditeur parisien Le Jay confia à
Anne-Gabriel Meunier de Querlon, gardien des manuscrits de la Bibliothèque du Roi, la tâche
de l’éditer : le livre fut dédié à Buffon.
Quatre éditions virent le jour en 1774. La première fut imprimée en deux volumes in-12 pour
laquelle Le Jay choisit Rome comme adresse fictive d’édition, sans doute pour souligner le caractère
italien du journal. Peu après parurent une édition in-quarto, puis une édition en trois volumes au
format in-12. Une quatrième, enfin, vit le jour en deux volumes in-12, mais elle était amputée du
texte italien.
Les éditions de Le Jay sont d’autant plus importantes que, par un coup du destin, le manuscrit a
disparu peu de temps après sa découverte : le Journal de 1774 constitue ainsi le seul texte original
à la disposition des lecteurs.
“Le cul sur la selle” à travers l’Europe.
Le Journal du voyage en Italie , rédigé pour partie en français et pour partie en italien, a été tenu lors
du voyage entrepris par Montaigne juste après qu’eut paru la première édition des Essais : dix-sept
mois d’un périple au gré de l’humeur, du 22 juin 1580 au 30 novembre 1581, interrompu par la
nomination de l’auteur comme maire de Bordeaux.
Fuyant la routine d’une vie de gentilhomme campagnard, Montaigne s’ennuie du monde et de ses
tracas. Aussi va-t-il, par sauts et par gambades , “promener sa philosophie” comme l’écrit joliment le
préfacier. Le voyage devait nourrir le livre III des Essais : “Le voyager me semble un exercice profitable. L’âme
y a une continuelle exercitation à remarquer les choses inconnues et nouvelles ; et je ne sache point meilleure école,
comme j’ai dit souvent, à former la vie que de lui proposer incessamment la diversité de tant d’autres vies, fantaisies
et usances, et lui faire goûter une si perpétuelle variété de formes de notre nature. ”
Le manuscrit original, dont un tiers environ a été composé directement en italien, n’était qu’en partie
autographe, une bonne part ayant été rédigée par le secrétaire sous la dictée de Montaigne. Le Journal
restitue ainsi la “voix” de Montaigne comme son plaisir de communiquer, “plus important que celui
de montrer sa maîtrise en un languaige estrangier, dit François Rigolot. La correction de la langue est
bonne pour les pédants : rien ne lui est plus étranger”.
Voyager, rêver, “essayer”.
Complément du maître-livre de Montaigne, le Voyage est même, selon le mot de Paul Faure,
“un essai plus vrai que les Essais”. Jean-Marc Chatelain a longuement analysé l’usage que le “touriste”
Montaigne fait de la toponymie et de sa puissance d’évocation. Il s’agit moins de “produire une raison
étymologique que de faire affluer, par le seul fait de nommer le lieu, une mémoire de l’Antiquité
qui prend la forme d’un sentiment poétique plutôt que d’un principe de connaissance. Comme
tout lettré de la Renaissance faisant le voyage d’Italie, Montaigne accorde beaucoup d’attention
aux vestiges antiques dans les régions qu’il visite ; mais on a aussi remarqué que cette attention est
comme négligente et qu’il ne s’attache pas à déchiffrer exactement les inscriptions qu’il relève et à
les fixer dans un savoir : sa mémoire de l’Antiquité n’est décidément pas celle des ‘antiquaires’, qui
enregistrent, vérifient, établissent. Elle est bien plus de l’ordre d’une rêverie, d’un vagabondage
de l’esprit le long duquel les vivants peuvent lier avec les morts une impossible et fantastique
‘accointance’. Sur les lieux qu’ont fréquentés les Anciens, Montaigne ne traque pas une connaissance,
il se dispose à l’émotion que procure l’imagination du passé... Il resterait à savoir s’il n’est pas loisible
de deviner dans cet art discrètement mélancolique de voyager la forme plus générale d’un rapport
à la culture qui nourrit jusqu’à l’écriture même des Essais, dans l’usage qui y est fait des citations”.
Ravissant exemplaire relié pour Madame du Deffand, avec son fameux chat doré
et répété sur les dos des reliures.
Marie de Vichy-Chamrond, marquise Du Deffand (1697-1780), incarne l’esprit brillant
des Lumières. Elle entretint une riche correspondance avec tous les beaux esprits du temps qui
se pressaient dans son salon “tapissé de moire bouton d’or” : d’Alembert, Montesquieu, Voltaire,
Fontenelle, Marivaux, Horace Walpole et le président Hénault, son amant. “Personne n’exerça une
influence plus directe sur la société de son époque (…). Ses Lettres ont suffi pour la classer parmi
les plus purs écrivains de la langue, et ont été plus d’une fois réimprimées” (Quentin Bauchart).
Frappée de cécité en 1767, elle fit venir auprès d’elle sa nièce, Julie de Lespinasse, comme lectrice :
nul doute que cette dernière lui lut, parmi d’autres livres, ce Journal du voyage de Michel de Montaigne
en Italie...
Car Mme Du Deffand était une lectrice enthousiaste des Essais et vantait son auteur : “Je ne trouve
aucun esprit aussi éclairé et aussi parfaitement juste que celui de Montaigne”, écrivit-elle à Horace
Walpole, qui avouait ne pas partager son goût. Mais elle insista et, dans une autre lettre, lui assura :
“Je suis sûre que vous vous accoutumerez à Montaigne ; on y trouve tout ce qu’on n’a jamais pensé
et nul style n’est aussi énergique ; il n’enseigne rien parce qu’il ne décide de rien ; c’est l’opposé du
dogmatisme : il est vain – eh ! tous les hommes ne le sont-ils pas ? et ceux qui paraissent modestes
ne sont-ils pas doublement vains ?... Allez, allez, c’est le seul bon philosophe et le seul bon
métaphysicien qu’il y ait jamais eu.”
En 1774, quand parut le Journal, elle en offrit un exemplaire à Walpole, exemplaire qu’elle confia
à son amie Lady Mary Coke qui retournait en Angleterre. Si l’on en juge par les lettres de Walpole,
ce fut peine perdue…
L’exemplaire appartint ensuite à un certain Bouchotte, de Bar-sur-Seine, dont il porte le grand
ex-libris typographique. Il s’agit de Pierre-Paul-Alexandre Bouchotte (1754-1821), procureur du roi
au bailliage de Bar, élu député du Tiers aux états généraux, puis juge suppléant au tribunal
de Bar-sur-Seine de 1816 à sa mort. Les exemplaires du Journal du voyage de Montaigne sont d’ordinaire modestement reliés et les
exemplaires dotés d’une provenance significative sont peu communs. Celui-ci, en jolie reliure
décorée du temps et provenant de la bibliothèque de l’une des grandes figures des Lumières,
est l’un des plus désirables qui soient.
Un petit manque de papier marginal à un feuillet. L’exemplaire est bien complet du catalogue
des Livres nouveaux du libraire Le Jay, relié à la fin.
Desan, Bibliotheca Desaniana, nº 113.- Rigolot, préface au Journal de Voyage de Michel de Montaigne, 1992.- Chatelain, “Noms de
pays : l’Italie de Michel de Montaigne”, in Poètes, princes & collectionneurs. Mélanges offerts à Jean Paul Barbier-Mueller, Genève,
2011, pp. 351-366.- Lacouture, Montaigne à cheval, 1996, pp. 193-225 : “L’érudit s’est fait philosophe, le retraité combattant. La
déambulation cavalière à travers la Rhénanie, la Suisse, la Bavière, le Tyrol et les Italies aura contribué à accoucher le Montaigne qui
va agir sur l’histoire de son temps.”- Quentin Bauchart, Les Femmes bibliophiles II, pp. 436-437.