Description
l’hyver de 1793 ; un volume petit in-4 de [1]-91 pages paginé 1-95 (manquent les pages 91-94 des notes), cartonnage de l’époque papier glacé vert (usagé), sous étui-chemise moderne dos maroquin rouge orné. Important et précieux manuscrit historique, récit des premières années d’émigration du jeune prince avec son père et son grand-père, de ses voyages, et de ses premiers combats. Le manuscrit est soigneusement mis au net à l’encre brune, et d’une petite écriture qui remplit les pages à l’exception d’une petite marge, probablement d’après des notes prises au jour le jour, sur des cahiers qui ont été ensuite cousus pour une modeste reliure en toile recouverte de papier ; on relève de rares ratures et corrections. Le duc d’Enghien a rédigé après coup des Notes du journal, au nombre de 20, ajoutées en fin de volume et appelées dans le texte par des mentions marginales (manquent les 2 feuillets contenant la fin de la note 10 et les notes 11 à 19). Ce manuscrit avait été remis en 1823 par le prince de Condé, père du duc d’Enghien, au comte de Choulot, qui a publié ce Journal dans les Mémoires et voyages du duc d’Enghien (Moulins, P.-A. Desrosiers, 1841, p. 125-315), en apportant au texte de nombreuses modifications et corrections de style en rectifiant les noms de lieux et de personnes, et en intégrant les notes dans la narration (il y a également inséré les relations d’un « Voyage de Gênes » et d’un « Séjour à Turin », tirées d’un autre manuscrit, « un petit ouvrage à part », comme l’indique Enghien p. 51 du manuscrit). Nous ne pouvons donner qu’un rapide résumé de ce journal, avec citations de quelques brefs passages à titre d’exemples. « Les affaires prenants tous les jours une tournure plus critique, et le roi qui le jour de la seance royale avoit montré une heureuse et noble fermeté, ayant cédé ; soit à l’instigation de Mr Neker, soit qu’il se fut laissé aller à sa bonté ordinaire. Le peuple toujours hardis et entreprenant lorsqu’il voit qu’on ne lui oppose aucune force resolut de l’amener à Paris, seul sans gardes, sans déffensse, dans l’état enfin d’un prisonier qui comparoit devant devant ses juges. Cette demarche humiliante et le refus du roi qui ne voulut point permettre à mon grand-père de l’accompagner à Paris, l’engagea à sortir du royaume, et à chercher dans les cours étrangères des remèdes et des secours pour la France. Mr le comte d’Artois prit la même nuit la même résolution. Malgré tous les dangers qu’il avoit à craindre, il partit à cheval et presque seul de Versailles et par des chemins détournés arriva heureusement jusques à Chantilly, où je lui prêtai une voiture et des chevaux de mon père qui le conduisirent jusques à la première poste – de là il prit sa route pour aller à Bruxelles. Mon grand père de retour à Chantilly ne prit le temps que de manger un morceau et partit à trois heures de l’après midi le vendredi 17 juillet 1789, époque mémorable à jamais, car ce départ inattendu trompa les scelerats qui comptoient avant peu ensevelir la monarchie et eccraser sous ses ruines les têtes des princes du sang royal et le roi même. Sans princes et sans rois la France étoit perdue sans ressources ». Enghien partit après le déjeuner, avec son père et son grand-père, MM. du Cayla, d’Autichamp et de Mintier ; dans deux autres voitures, MM. de Virieu et d’Auteuil, le chirurgien Brilonet, « ma tante » (Louise-Adélaïde de Bourbon-Condé), Mmes de Monaco et d’Autichamp, la comtesse Amélie, MM. de Choiseul et d’Espinchal ; puis les femmes et valets de chambre. Après un incident à Péronne, où une populace menaçante entoure les voitures, les fuyards retrouvent le comte d’Artois à Valenciennes, passent facilement la frontière, gagnent Mons puis Bruxelles où ils arrivent le 19 juillet, et y séjournent une quinzaine de jours (excursion à Laeken, nouvelles des désordres en France). Ils repartent, moins nombreux, le 3 août : Liège, Aix-la-Chapelle, Cologne (visite de la cathédrale, pont volant sur le Rhin). Le 8 août, départ pour Coblence, Wiesbaden, puis Mayence (visite de la ville, promenade le long du Rhin), Worms, et Mannheim : « Le soir de notre arrivée la musique militaire des trouppes palatines vint jouer sous les arbres de la promenade et devant nos fenetres en grande partie pour mon grand père » ; visite de la résidence de l’Électeur, de l’observatoire, de l’église des jésuites, de la synagogue « sale et puante ». Après une étape à Bruchsal, ils arrivent à Stuttgart, où ils sont bien reçus par le duc de Wurtemberg dans sa maison de campagne d’Hohenheim, dont le luxe émerveille le duc d’Enghien, qui le décrit longuement : « Le duc nous montra des écuries qu’il vient de faire batir ; elles sont peintes en couleur de rose blanc et or, jamais on ne pourra y mettre des chevaux ; c’est une vraie folie. Mais son bonheur est de faire batir aussi dépensse-t-il des sommes immenses, beaucoup plus qu’il n’a ». Il invite les princes à passer la revue de sa légion (Enghien se montre assez critique). Il faut repartir : Tübingen, Schaffhouse (visite des chutes du Rhin) ; des « voituriers » les mènent en trois jours (avec le « chtie brod », pain qu’on donne à manger aux chevaux), par Bruck et Morgenthal, à travers la Suisse, « ce beau pays, ces belles vallées, ces prairies arrosées par de charmants ruisseaux, ces bois de sapins », à Berne, qui est « dans une position des plus pittoresque […] l’on découvre toute la chaine des glaciers et des montagnes de neige des alpes. Les plus près sont à 10 lieues l’on croiroit y toucher. C’étoit la première fois que je voyois des montagnes couvertes de neige et ce spectacle m’enchanta »… Visites au comte d’Artois et à Mme de Polignac. Excursion au lac de Thoune, et en chars à bancs à Untersee, Lauterbrunn, Grindelwald et les glaciers (longues et belles descriptions de « ce spectacle neuf et imposant », anecdotes sur la chasse au chamois)… Départ de Berne le 2 septembre, pour Morgenthal, puis Lucerne, où ils rencontrent Pfeiffer (Enghien écrit « Fifre ») qui leur montre et commente son plan en relief d’une partie de la Suisse ; excursion sur le lac et au pied du Mont-Pilade. Tandis que son grand-père et sa tante partent vers le Tyrol, Enghien reste avec son père, d’Espinchal et du Cayla, pour passer par le Saint-Gothard. Partis de Lucerne le 7 septembre, ils traversent le lac jusqu’à Gersau où ils déjeunent, et, après une halte à la chapelle de Guillaume Tell, arrivent au soir à Altdorf. Le lendemain, ils (« nous quatres, nos six valets, notre guide, et un mulet qui portoit nos portemanteaux ») longent à cheval la vallée de la Reuss, puis gagnent par un défilé dangereux et escarpé (« je me crus à l’entrée des enfers »), grimpant en zigzags, « le fameux pont du diable » [Teufelsbrücke], dont Enghien trace une description frappante : « l’ame y est serrée, l’on éprouve un certain sentiment de tristesse et malgré soi l’on retient sa respiration » ; puis, à travers une voûte obscure, ils débouchent sur la vallée d’Urseren ; dîner de petites truites au goût exquis, de chamois dur et filandreux, et de marmotte, et coucher dans une auberge détestable. Le lendemain, « par un froid vif et par un vent gelé qui nous coupoit la figure », ils gravissent péniblement la montagne jusqu’à la plateforme du Saint-Gothard ; dîner à « l’hospice du pauvre capucin » ; puis descente vers Airolo et Deggio ; la descente continue par une route pittoresque et étroite au bord du précipice en suivant le lit du Tessin (une des cascades lui évoque celle du canal de Chantilly), jusqu’à Bellinzone, où ils rencontrent un homme qui avait été à la prise de la Bastille : « il y avoit eu si peur qu’il étoit parti le lendemain pour son pays maudissant Paris et la révolution ». Le lendemain, ils gagnent Magadino, au bord du lac Majeur, qu’ils traversent jusqu’à Locarno, puis se rendent à Intra. Excursion aux fameuses îles Borromée, notamment Isola Bella où les reçoit le comte Borromée, mais qu’Enghien, à part la vue magnifique sur les montagnes, n’apprécie guère : « à l’exception de son palais tous ses jardins sont de mauvais gout »… Le lendemain, les bateliers les emmènent à Arona (amusante visite et ascension de la statue monumentale de Saint Charles Borromée) puis Sesto. De là, des voituriers les mènent à Pavie, où ils retrouvent M. de La Carte, à Lodi, puis à Crémone, où les rejoignent les voyageurs du Tyrol : « Nous fumes fort contents de nous retrouver ; il y avoit dix jours francs que nous étions séparés et depuis la révolution cela ne nous étoit point arrivé ; et jusques à présent, c’est là l’espace le plus long que j’ai été séparé de mon grand-père ». Ils gagnent Milan, où ils sont très bien accueillis par l’Archiduc ; description de Milan, des promenades, de l’opéra, de la cathédrale « digne des Romains », des rues de la ville ; excursion à Monza. Puis ils partent pour Turin, où ils arrivent le 25 septembre1789, et où ils font « un long séjour » jusqu’au 6 janvier 1791, auquel Enghien décide de conter dans « un petit ouvrage à part ». Suitte du journal de mon voyage (p. 52). Le récit reprend par un exposé de la situation des émigrés, resté inédit : « Lorsque l’affaire de Lion fut absolument manquée et que l’espérance que l’on avoit conservée jusques à ce moment fut anéantie, il fallut chercher d’un autre coté des ressources plus certaines. L’empereur parroissoit parfaitement disposé pour nous ; et les trouppes qu’il avoit fait filer en Brabant n’attendoient à ce que l’on disoit que de derniers ordres pour entrer en France. Les électeurs disoit-on étoient tout prêts à fournir leur contingant, et nous avions apeine le temps d’arriver pour entrer en même tems. Il fut donc décidé que nous partirions avant peu pour les bords du Rhin ». Le comte d’Artois part le 4 janvier 1791 pour Venise, Enghien et les siens partent le 6 vers le Nord. Description pittoresque du passage du Mont-Cenis dans la neige et le vent. Route par Lanslebourg, Saint-Michel, Aiguebelle, Chambéry, Carouge (en évitant Genève dont « les habitants partisants zélés de la révolution de France se faisoient un plaisir d’insulter les pauvres émigrés »), Évian, traversée du lac, Lausanne, Berne, Schaffhouse, Stuttgart (où ils sont mal reçus par le duc de Wurtemberg), Carlsruhe (magnifique réception par le margrave de Bade), Mannheim, et Worms où ils arrivent le 23 février 1791, et où l’électeur de Mayence a mis son château à la disposition du prince de Condé. Ils repartent de Worms le 2 janvier 1792 pour Ettenheim. « Pendant cette année, la persécution contre la noblesse, ayant été en France poussée à son comble, l’émigration devint générale et les endroits habités par les princes furent regardés comme points de rassemblement », à Worms et à Coblence ; devant l’affluence, des villages furent « assignés aux émigrés » ; le comte d’Artois obtint « la permission d’armer et de former des compagnies, les vilages devinrent des cantonnements et les gentilshommes des soldats. […] Mon grand père pouvoit alors compter de 1000 à 1200 gentilshommes sous ses ordres », celle du comte d’Artois était plus considérable. Kellermann étant arrivé à Landau, les habitants de Worms prirent peur et forcèrent l’Électeur à chasser les Français, qui furent alors accueillis par le cardinal de Rohan à Ettenheim. Le duc d’Enghien ajoute cette note : « J’ai cru inutile de raporter dans mon extrait des détails affreux, mais generalement connus, de l’arrestation du roi à Varenne, de la fuitte de Monsieur, de son arrivée à Coblentz. Il suffira de savoir qu’il ne voulut prendre le commendement sur rien, et qu’il laissa à Mr le comte d’Artois toute l’autorité et le soin des détails qu’il avoit auparavant ». La route depuis Worms est difficile, au milieu de populations hostiles. Après huit jours à Ettenheim, ils partent pour Oberkirch ; ils espèrent pouvoir « entrer dans Strasbourg dont nous n’étions qu’à quatre lieues, et où mon grand père entretenoit des intelligences mais des ordres de Coblence nous forcèrent à l’inactivité. Il n’étoit pas tems encore y disoit-on » ; Enghien se montre critique sur « le sistème de Coblents », attendant « le secours des puissances ». Après le changement de la garnison de Strasbourg, et la perte de tout espoir de prise de cette place, ils partent le 19 février « pour Coblence où mon grand père avoit de longues affaires à traiter avec Mr le comte d’Artois ». Puis ils prennent leur cantonnement à Bingen, d’où ils vont souvent à Coblence : « On parloit d’affaires dans le conseil des princes, on esperoit beaucoup dans les puissances, mais les puissances avançoient lentement. Elles promettoient des trouppes, mais ces troupes n’arrivoient point. On étoit revenu de l’idée que les émigrés pouvoient à eux seuls faire la contre-révolution », et les fonds manquent, malgré le soutien de Catherine II. La guerre ayant été déclarée à l’Empereur, les choses changent : « les François sans discipline sans officiers sans généraux ne pouvoient qu’être battus partout où ils se présenteroient ils le furent en effet et le gal Beaulieu gagna à Quevrain une bataille complette et par son talent sauva le Brabant Brabant d’une invasion », mais il n’avait pas assez de troupes pour pénétrer en France et exploiter ses succès. Puis la mort de Léopold II et celle du roi de Suède causent de nouveaux retards. Le nouvel Empereur se ligue alors au roi de Prusse : « Les trouppes marchèrent, et le seul objet annoncé fut de remettre Louis XVI sur son throne. Le roi de Prusse marcha en personne à la tête de 56000 hommes ». Les souverains se retrouvent à Mayence ; le roi de Prusse ayant établi son quartier général à Coblence, Condé s’installe avec ses troupes à Kreuznach : « Il avoit été décidé que les émigrés seroient divisés en trois corps. Le premier aux ordres des princes frères du roi, et sous eux les maréchaux de Broglie et de Castres. Ce corps devoit marcher et servir avec l’armée prussienne. Le second, aux ordres de mon grand père devoit marcher sur Spire gagner le Brisgau et se réunir sur les bords du Rhin à l’armée autrichienne commandée par M. le Pce d’Hesterasi. Le troisième étoit composé d’une partie des cantonnements d’Ath, Tournai, Liège, Stavelot, et de tous les émigrés réunis dans le Brabant et la Flandre autrichienne. Ce troisième corps devoit être commandé par mon père, et sous lui Mr le cte d’Egmont lieutant gal. Je fus destiné à accompagner mon père. Ce corps devoit se rassembler dans les environs de Liège et marcher de concert avec l’armée autrichienne commandée par le gal Clairfait. L’armée des princes étoit forte d’environ 10 à 12000 hommes, celle de Condé de 4500 à 5000, celle de Bourbon de 4000 au plus. On peut regarder comme un grand malheur pour notre cause cette dispersion des émigrés, on les divisoit […] Une autre cause des malheurs de la campagne est la facilité extreme que nous croyons trouver pour entrer et pénétrer en France » ; enfin le « plan détestable » adopté par le roi de Prusse. Le 1er août, pendant que Condé part pour le Brisgau, Enghien et son père embarquent à Bingen et descendent le Rhin jusqu’à Cologne ; puis ils gagnent Liège, et établissent leur quartier général à Huy, manquant de moyens et perdant un mois en préparatifs indispensables. Après l’annonce de la prise de Longwy et de la marche des Prussiens sur Verdun, ils lèvent le camp le 11 septembre, marchant et campant à Marche-en-Famenne dans la pluie et la boue, qui empêchent les vivres d’arriver ; le 24, ils marchent sur Namur, et établissent leur quartier à l’abbaye de Géronsart, où ils restent « dans la plus parfaite inaction » jusqu’au 2 novembre, où ils rejoignent les princes qui se retirent sur Liège, après la défaite de Valmy et la retraite précipitée des Prussiens, et l’évacuation de Verdun et Longwy. Enghien s’interroge sur les raisons de cette retraite des Prussiens et du duc de Brunswick, qu’il juge « louche ». Le général Clairfayt, sous les ordres du duc Albert de Saxe-Teschen, doit s’opposer à la marche de Dumouriez, qui menace d’envahir le Brabant, et se préparer à une guerre défensive en avant de Mons. « M. le duc Albert nous envoya ordre de changer de position, de passer la Meuse et de venir prendre poste en avant de Namur le long des rives de la Sambre. […] Ce fut le 2 novembre que nous partimes de Géronsart pour Fleurus; mais le moment fatal était arrivé; les malheurs de la fin de cette campagne approchoient ». C’est alors une chronique de la défaite devant Dumouriez, de la retraite et des « nouveaux malheurs », par Jemmapes, Bruxelles, Tirlemont, Liège… Le texte imprimé par Choulot a atténué les vives critiques que le duc d’Enghien confie à son journal contre le duc Albert, refusant le secours de la cavalerie du comte d’Artois. Les Autrichiens ayant coupé les vivres aux émigrés, le roi de Prusse ordonnant aux princes de licencier leur armée, la situation était désespérée : « les malheureux gentilshommes, sans argent, sans pain, sans domicile, obligés de fuir devant les patriotes, ne scachant où ils pourroient s’arreter, quelle position. Ce fut sur ces entrefaites que mon père se décida à rejoindre mon grand-père ». Le 22 novembre 1792, Enghien et son père quittent Liège pour Villingen, où ils arrivent après 33 jours de marche par Aix-la-Chapelle, Juliers, Düsseldorf, Hamm, Lippstadt, Paderborn, Kassel, Bamberg, Nuremberg, Ulm. Le Journal s’achève sur une note d’espoir : l’Empereur, qui avait ordonné au prince de Condé de licencier son armée, revient sur sa décision et ordonne au général Wurmser, commandant ses troupes en Brisgau, « de se concerter avec mon grand père, sur les moyens de mettre promptement le corps d’émigrés à ses ordres sur le pied de guerre et de le refondre de manière à pouvoir servir avec utilité pendant la campagne. Une nouvelle si inatendue ramit la joie et l’espérance dans nos cœurs, l’espoir de venger notre malheureux monarque Louis XVI péri le 21 janvier sur un échaffaud, de délivrer notre jeune roi Louis XVII, de plonger nos mains dans le sang des scelerats françois, tout anima notre courage, et à l’abattement le plus affreux du desespoir, succeda l’ardeur la plus vive et la plus noble ».