Lot n° 108

Jean VILAR. 5 L.A.S. « Jean L. », Paris et Sète 1940, à son ami Jean Darquet ; 12 pages in-4. Très belle correspondance à son ami de jeunesse, pendant la guerre, sur ses travaux littéraires, et exposant ses idées sur le théâtre. ...

Estimation : 1500 / 2000
Adjudication : 2 000 €
Description
Paris 24 avril. Il est obligé de partager sa « carrée » avec un certain Gatien, « un espèce de fou autoritaire et mégalomane » alcoolique, dont il appréciait cependant, avant, « son zèle de prospecteur théâtral et son assiduité fervente à nos répétitions et à notre travail d’école, mais dont le caractère complètement furibard, dû à ses excès vineux, sera une merde assez gênante aux heures de recueillement et de travail écrit que je vais m’imposer dès notre installation ». Il craint qu’il lui soit impossible de travailler ; mais peut-être lui sera-t-il utile pour son Bacchus... « Ce que tu dis du théâtre, ou plus exactement de la “scène”, du “plateau” est mon vieux dada. La scène à trois dimensions [...] est un cadre de jeu qui ne m’a jamais beaucoup plu. Le rêve c’est ça [dessin d’une scène ronde entourée de gradins] je veux dire le rond de l’orchestre entouré des travées de spectateurs. Et non plus uniquement le demi-cercle des Grecs. [...] Plus de conneries de coulisses ! Plus de décors ou très peu »… Ce serait une rude école pour l’acteur, et mais « ça correspond à mon goût de mettre le plus possible dans le bain tragique ou comique les spectateurs, de nos jours trop séparés (oh ! maudite et toujours existante rampe) du milieu de jeu. Au fond, plus j’y pense et sans souci de faire “jeune” et de casser tout, je pense que le mouvement du Cartel n’a changé ou détruit que des vieux trucs scéniques déjà en partie condamnés et crevant déjà de “fins” naturelles »... 20 mai. Il annonce son prochain mariage avec Paulette Leccia : « Il ne s’agit pas d’amour ou de tendresse ou d’autres clowneries. Il s’agit simplement s’une sorte d’association d’artiste », basée sur la confiance qu’ils éprouvent l’un envers l’autre en tant qu’artistes. « La solitude est une chose néfaste pour un artiste et surtout pour un h. de théâtre », et les simples liaisons lui paraissent trop superficielles, car l’homme a besoin de lois pour guider ses actions, de responsabilités. Ils se marient dans la pauvreté, comme « des Crésus et Crésa dont l’unique richesse est leur commune passion pour un art identique ». Il aurait aimé que Jean soit son témoin, et sa plus grande joie serait de le voir à Paris pour le mariage. Il trace, en marge, de curieux petits dessins, et ajoute : « Merde pour Hitler ». Sète [15] Juillet. Lettre rabelaisienne : « Pends toi, brave Darquet, nous avons dévoré des bourrides et tu n’étais pas là », et il détaille sa dégustation… Sa future épouse, « notre façon de Gargamelle », est en Gironde, et il espère la revoir vite « si ne survient point quelque hitlérique décret, interdisant passage entre pays de contrée prisonnière et notre libre (!) région héraultaise. A Dieu ne plaise que l’on mit chicanes et embuches, et barbeliques empeschements à mes Junoniques projets ». Il se repose et fait de la poésie : « J’escris donc en langue francimarre [...] force et grandicibles poèmes, profonds comme estomac pantagruélique, beaux et pesant bien comme couilles du mari d’Hécube qui eut cinquante marmaillots »… Etc. Et il signe : « Jehan des Vignes esquisiteur de sixte essence – réquisitionnée ». Sète Mardi. Il n’arrive pas à travailler ; il avait décidé de se mettre à Bacchus mais il n’avance pas : « Où est le temps d’Antigone et l’isolement du 26 rue Norvins ? J’avais toujours pensé et je pense plus que jamais aujourd’hui que ma ville natale est le pire des enfers pour moi » : tout y est trop calme, sans enthousiasme, « le Paradis des rentiers et des retraités ». Quant à Paris, son travail au bureau l’épuise : « Huit heures de travail insupportable pour deux ou trois heures de travail aimé, personnel ! Quelle merde ! » Est-il encore possible d’y travailler quand la plupart de ses amis n’y sont plus ; Paris se vide et il rêve lui aussi de voyager à l’étranger : mais la situation actuelle s’y prête-t-elle ? Il vante ses talents de violoniste, de professeur de langues mortes, son amour des enfants : « Avec ce modeste bagage, ne peut-on trouver quelque somptueux étranger ? » Son seul véritable travail en ce moment est musical : il étudie des sonates et des concertos de Beethoven, Mozart, Tchaïkovski, Schumann, etc. Il partage les idées de Darquet sur le nombre d’Or : « Les plus grandes choses de l’Antiquité et les pires navets de la renaissance italienne ont été faits avec le nombre d’or »... Il vit à Sète des moments sans tristesse mais « baignés dans l’atmosphère de la mort » ; il évoque sa peur de la mort, à laquelle se mêle le souvenir des derniers moments de son frère, horribles... Il espère vivre encore longtemps sur cette Terre, « histoire de pouvoir y laisser quelque chose que j’aurai mûrement construit, histoire enfin de ne pas avoir manqué ce qu’on appelle la vie, de ne pas être passé sur cette Terre [...] pour rien »... Sète 19 septembre. Il est tombé amoureux d’une jolie petite Sétoise, et aime « comme jamais depuis 20 ans ». Cette affection partagée, qui semble sincère et véritable, l’a fait hésiter, mais il a décidé de rentrer à Paris par « le dernier train des réfugiés ». Il a bien travaillé cet été : il a écrit 4 Suites en vers et quelques poèmes dont il est content, qu’il voudrait faire éditer. Il a terminé Hilda la morte ou l’Adolescence, « long travail qui a duré un mois à raison de 5 bonnes heures par jour [...] de recopiage, de corrections, de doutes, d’interrogations, etc .», dont il lui avait lu les premières pages en 1936 à Vence... Jean Giono a répondu à l’envoi qu’il lui avait fait de sa pièce Antigone : « Très bonne lettre. Il garde le manuscrit pour y intéresser les gens compétents de passage à Manosque ». Il a écrit une pièce intitulée La réponse est pour demain, dont il n’est pas très fier, mais qui parle de jeunes acteurs et qui serait facile à monter avec peu de moyens... Il part à Paris sans trop savoir ce qui l’y attend, dans le but de récupérer ses affaires : « Le sort de ma bibliothèque m’afflige beaucoup ». Il n’a pas de nouvelles de Leccia depuis juillet... S’il n’est pas possible de vivre à Paris, il pense regagner la Zone Libre « avec quelques camarades acteurs et monter des pièces. Mais où ? »...
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