Lot n° 256

François-Alexandre-Frédéric de LA ROCHEFOUCAULT-LIANCOURT (1747-1827) officier, homme politique, diplomate, agronome et philanthrope. Manuscrit autographe d’un journal de voyage en Amérique, 5 mai-20 juin 1795 ; un volume in-12 (15,5 x 9,5 cm)...

Estimation : 8 000 / 10 000
Adjudication : 24 000 €
Description
de 230 feuillets (paginés 1-222, plus des ff. ajoutés, et 3 mal ch.) écrits au recto avec de nombreuses additions et corrections en regard, reliure un peu postérieure basane brune, pièces de titre au dos (La Rochefoucauld. Manuscrits. I) (reliure usagée, charnière usée).
Précieux journal de son voyage en Amérique dans les États de Pennsylvanie et New York, de Philadelphia à Buffalo, en mai et juin 1795, en compagnie d’un Anglais descendu de Huguenots, John Guillemard (1764-1844), diplômé d’Oxford, bientôt membre (1797) de l’American Philosophical Society, et promis à des fonctions diplomatiques importantes. Ce manuscrit correspond au tome premier du livre publié par La Rochefoucauld-Liancourt en 1799, Voyage dans les États-Unis d’Amérique, fait en 1795, 1796 et 1797 (8 vol., Paris, Dupont, an VII). Le premier feuillet du manuscrit est divisé en colonnes dans lesquelles La Rochefoucauld a noté les dates, les étapes, les noms des tavernes avec appréciation (très bonne, bonne, assez bonne, passable, très mal…), et les distances parcourues d’une étape à l’autre (soit un total de 732 miles). À la suite de cet itinéraire sommaire, la relation du voyage remplit les pages d’une petite écriture serrée, avec des ratures et corrections interlinéaires, mais aussi de plus amples corrections ou des développements notés sur les pages en regard ; la fin du volume est rédigée au recto et au verso, par suite d’importants développements sur des feuillets ajoutés. Le manuscrit présente quelques différences avec le texte imprimé. La Rochefoucauld-Liancourt se montre un voyageur curieux des paysages et de la géographie, de l’origine des colons, des mœurs et de l’esprit public, des opinions politiques, des cultures, de l’alimentation, des données économiques, des bâtiments publics, de l’administration de la justice, des cultes religieux, de l’agriculture et de l’élevage, du commerce et de l’industrie, des gens de toute classe, des prix (denrées, terres, gages et salaires…), désireux de compléter ses observations par des noms et des chiffres glanés au fil des rencontres. Le journal recueille des réflexions sur l’attachement des citoyens américains à leur gouvernement fédéral, sur les mœurs, et aussi sur la Révolution française au fil de rencontres avec les Français expatriés en Amérique (on rencontre les noms de Becdelièvre, Blacons, Gerbier, Noailles, Mauldre, Montulé, du Petit-Thouars, Talon, etc.). Il commence ainsi (f° 1) : « Mardy 5 may. Nous devions nous mettre en route hier matin, nous nous y sommes mis aujourdhuy à midy. C’est un petit delay quand on entreprend un grand voyage. Enfin nous avons quitté Philadelphie. Nous nous sommes associés Mr Guillemard et moy pour ce long et interessant voyage, je pense que c’est un des meilleurs et des plus agreables compagnons que j’aye pu trouver. Je crois que je penserai toujours de meme, et je feray ce qu’il faudra pour qu’il soit aussy content de moy que j’ay envie de l’etre de luy. Notre caravanne est composée de nous deux, d’un domestique anglois qu’il a pris à ma recommandation, et sur lequel nous avons les meilleurs contes, de nos trois chevaux, d’un cheval qui porte nos bagages, de mon fidel Cartouche, et d’un chien à mon ami Mr Guillemard. J’ay quitté Philadelphie avec plaisir, j’en emporte des sentimens de reconnoissance pour un grand nombre de personnes, dont j’ay été bien traité, j’en emporte des sentimens d’affection pour la respectable famille Chew qui m’a reçu comme un ami, qui seroit la plus aimable de toutes les familles pour celuy meme qui n’auroit pas tant à s’en louer que moy, qui est bonne, charmante agreable dans son ensemble et dans tous ses details, et qui a ma tendre reconnoissance comme mes meilleurs souhaits. Mais malgré les accueils excellens que je recevois à Philadelphie je suis aise d’en etre parti. Etranger pauvre, recevant sans cesse des honnetetés sans pouvoir en rendre, c’est à la longue une vie penible, c’est une existence precaire, qui mene souvent à de tristes reflexions, surtout à la crainte de gener, d’enbarasser, de devoir à la compassion des soins qui s’ils avoient rellement ce motif, seroient cruels, et auxquels souvent on l’attribue sans raison, parce que la defiance est la compagne inseparable d’une situation isolée, depourvue de ressources personnelles, et que ce qu’on appelle la philosophie n’a pas beaucoup d’empire sur cette disposition »... Pour la description de Norristown, déjà visitée, renvoi est fait à un « journal particulier » ; n’est mentionnée que l’étape à Sun Rising, avec détail sur la construction d’un puits. Le voyage continue. 6 mai, Trapp (f° 3), Pottsgrove (f° 7), « bourg fondé par une famille de quakers du nom de Pott » ; jeudi 7 mai, auberge de White-horse (f° 11), Reading (f° 14), peuplée par des Allemands ; samedi 9, visite de la ferme d’Angelico (f° 21), avec d’intéressants renseignements sur l’agriculture ; halte à Ephrata (f° 29) chez les Dunkers, « sorte de moines » ; 11 mai, Lancaster (f° 34), où il rencontre Mr Brown, sénateur du Kentucky, état très prospère, mais où « il y a 15,000 negres esclaves c’est une grande tache pour l’Am. mais une tache qui s’effacera d’elle-même »… ; mardi 12 mai, Maytown (f° 44) et Middletown (f° 48) ; mercredi 13, Harrisburg (f° 51), et visite au général Hannah, avec toast au marquis de La Fayette (« dans presque toute l’Amerique c’est le 1er toast bu, après celui du President et il me semble que ce petit fait est à l’honneur de l’Amerique »), couchage à la ferme de Mac Allister (vergers, moulins, whiskey…) près de Fort Hunter (f° 57) ; jeudi 14 (f° 61), passage des montagnes et traversée des bois en longeant la Susquehanna vers Sunbury, où ils arrivent le vendredi 15 (f° 69) ; dimanche 17, Northumberland, « county town » (f° 79), visite à Joseph et William Priestley, et à Mrs. Dash ; lundi 18 (f° 94), visite du moulin à scie de Mr Montgommery (et détail sur une épidémie, yellow water, qui a décimé les chevaux), de la ferme d’Abraham Miller à Fishingcreek (sucre d’érable), et arrivée à Berwick ; mardi 19 (f° 97), « journée de malheur », avec divers accidents dont la perte du cheval de Guillemard, avant l’arrivée à Wilkesbarre ; 20-21, route difficile par Huntsferry, Harding, Wyalusing, pour arriver à la colonie française d’Asylum (f° 105), sur la rive droite de la Susquehanna, fondée quinze mois plus tôt par MM. Talon et de Noailles, où les voyageurs restent douze jours chez M. et Mme de Blacons (intéressants détails sur la fondation de la colonie, le défrichement, son développement, les difficultés...). Ils en repartent le mardi 2 juin (f° 125) : route par Shesheguen vers Tioga (f° 130), où, le 3, ayant quitté la Susquehanna, ils quittent l’état de Pennsylvanie pour entrer dans celui de New York, et dînent à Newtown (visite des fermes du colonel Starret et de Mr Mac Cornick) ; jeudi 4, à Painted Post (f° 137) et Bath ; de là, le vendredi 5, excursion au lac Crooked et couchage à Friends-mill, visite à Gemaima [Jemima] Wilkinson (f° 142) et aux Quakers, dont le fermier Benedict Robinson ; puis au lac Seneca ou Canadaigua (f° 157), avec visite de l’exploitation d’un autre quaker, Potter (détails sur le sucre d’érable). Retour à Bath le mardi 9 juin (f° 164) pour visiter longuement l’établissement et la colonie du capitaine Charles Williamson sur les terres du Genesee, chez qui ils passent quatre jours. Départ le vendredi 12 juin (f° 179) pour arriver le samedi 13 à Watkinstown (f° 183), et « Canandargué » (Canandaigua) au bord du lac de même nom, visite au capitaine Chipping, surintendant des affaires des États-Unis avec les Indiens, chez qui ils rencontrent des chefs Indiens, dont le fameux guerrier Seneca Red-Jacket, qu’ils vont aussi visiter dans leur hutte ; le 14, Ontario (f° 191) où ils dorment chez le capitaine Watworth, et promenade dans les plaines de la Genesee River, et dans deux villages indiens ; soirée chez M. de Boui, qui a tout perdu à Saint-Domingue. Arrivée le 16 à Cananwaga au bord de la Genesee (f° 205). Réflexions générales sur les mœurs des Américains, les colons et les défrichements. Traversée des « déserts » avec un guide d’origine canadienne, incident dans un village d’Indiens Senecas ; nuit à Bigplain, où les voyageurs sont dévorés par les maringouins, puis, après Tonnawanta (f° 208), dans un camp indien près de Small-fall ; vendredi 19, village indien de Buffalo-Creek (f° 216), « chef-lieu de la nation Seneca ». Intéressantes observations sur les mœurs et coutumes des Indiens : « Les hommes n’ont de propriété que leur rifle, leur tamauck et leur pipe il ne leur en faut pas davantage. […] L’age est extremement respecté parmi les Indiens, et l’idée de la vieillesse et de la sagesse n’en est qu’une parmi eux. [...] L’hospitalité est chés eux une vertu de devoir, y manquer est un crime, et ils n’y manquent jamais. La vengeance est aussi en eux une vertu d’un egal devoir [...]. Quoique le vol soit chés eux une habitude pluis commune encor parmi les femmes que parmi les hommes, le voleur pris sur le fait est condamné a rendre ce qu’il a volé, et dans les cas de vol avec violence, les sorciers sont consultés et ordonnent sa mort. Le meurtre est rachetté par le payement d’une certaine somme toujours estimée en une espèce de boule de porcelaine (wampon) [...] celuy qui ne peut payer cette retribution à la famille du tué, luy est livré pour qu’elle assouvisse sur luy sa vengeance. Les meurtres premedités sont peu communs »... On lit aussi des informations sur le mariage, l’adultère, le divorce, les maladies les plus fréquentes (les fièvres, la petite vérole) et les remèdes. « Le langage des Indiens dans leur discours est toujours par figure. Par exemple s’ils veulent exprimer le retablissement de la paix entre deux nations, ils disent, nous faisons un chemin dans le bois d’au moins 500 miles de long, nous en arrachons les racines et les ronces, nous le netoyons de toutes les pierres, rocs et arbres, nous en emportons les montagnes, [...] si bien, que toutes les nations pourront se voir les unes les autres sans obstacle »... Etc. La Rochefoucauld note un petit glossaire de « mots indiens ». Il raconte ensuite la route de Buffalo au Lac Érié (f° 223) ; il termine par l’embarquement sur une pirogue sur la Niagara river : « Là en nous embarquant nous avons quitté les États-Unis ».
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