Lot n° 103

Pauline VIARDOT (1821-1910) cantatrice. L.A.S. « Pauline », Courtavenel 10-15 septembre [1850], à Ivan Tourgueniev ; 6 pages in-8 d’une écriture serrée sur papier fin (2 petits trous).

Estimation : 1 000 / 1 200
Adjudication : 2 400 €
Description
Longue et belle lettre à son ami Tourgueniev, qui était parti pour la Russie en juin. Il y est notamment question de la genèse de l’opéra Sapho de Charles Gounod. Mardi 10. Elle se plaint d’être sans nouvelles. « Il fait un ciel admirable. Un vent léger anime les arbres de la cour. Trois coqs chantent à tue-tête, le petit blanc avec lequel vous vous êtes si souvent battu et ses deux fils. Voici comment nous sommes attablés. Manuel [Garcia, son frère] est assis à côté de moi et copie les chansons mexicaines. Maman tricotte près de lui. […] Mon neveu Manuel lit du Molière. Charles [Gounod] fait de la partition près de la fenêtre à gauche de la petite tourelle. Mon oncle donne une leçon d’espagnol à Louisette ». Son mari Louis est parti avec ses chiens. « Vous le voyez, tout est comme de votre temps, comme toujours. Vous seul manquez à cette bonne et douce vie. Votre absence et la peine qu’elle fait à nos cœurs remplace votre chère présence, je vous assure, à chaque instant de la journée. Votre souvenir prend part à toutes nos actions, du matin jusqu’au soir. Vous connaissez toutes nos habitudes depuis 7 ans, elles sont toujours les mêmes, de sorte que, à quelque heure de la journée que vous pensiez à nous, vous savez où nous chercher, vous pouvez voir tout ce que nous faisons. Mais vous, pauvre ami, comment savoir ce que vous faites, comment vous suivre du regard, si vous ne me tenez pas au courant de votre vie. Voyons, décrivez-moi une de vos journées. Elle servira de jalons à ma pensée. Dans votre solitude il ne doit pas y avoir grande variété »... Jeudi matin. Émile Augier est arrivé pour travailler sur Sapho avec Gounod et « arranger différentes paroles qui n’allaient pas encore. Après avoir fait entendre tout l’opéra de suite, nous avons trouvé qu’il fallait faire d’autres changements plus importants encore. Ainsi, Pythéas, au lieu de sa chanson qui grelotte de peur presque péniblement, chantera tout bonnement sans autre forme de procès trinquons auquel Augier va adapter des paroles très drôles. Les deux [airs] et le trio sont parfaits. Mais toute la dernière scène va être remaniée. La bénédiction de Sapho suivra immédiatement l’imprécation de Phaon, pendant que celui-ci monte sur le vaisseau ; dès que Sapho n’aperçoit plus le vaisseau, elle s’abandonne à une crise de désespoir, à la suite de laquelle elle tombe évanouie par terre. Le pâtre passe. Dès qu’elle revient à elle, qu’elle se souvient de tout ce qu’elle a perdu sans retour, au lieu de l’hymne à l’érèbe, suivi d’un dernier accès de cris, elle prendra sa lyre, et chantera son chant du cygne, chant d’amour et de douleur ; là le lamento trouvera sa place ou, si ce n’est pas lui, un chant de cette même teinte. De cette façon ce sera complet sans être trop long »… Elle donne d’autres détails sur les remaniements, citant des paroles de l’ode d’Alcée… « Il faut maintenant un repoussoir à la musique satinée et rêveuse de l’ode de Sapho. Outre cela, je demande à tous deux, au poète et au musicien, de faire une pétarade de quatre vers, d’un rythme tranchant et animé pour séparer la fin de l’ode du “Merci Vénus”, et qui serait chantée par quatre prêtres qui couronneraient Sapho. Cette petite cérémonie peut être belle à faire, termine bien la séance, repose Sapho, repose surtout le public »… Le pauvre Gounod « est tout en fièvre, il ne tient pas en place. Il n’aura de repos que lorsque tout son ouvrage sera entièrement achevé. Roqueplan lui a donné jusqu’à la fin du mois. Dans tous les cas, il peut toujours remettre sa partition telle qu’elle est, sauf à changer plus tard autant de morceaux qu’il le voudra »... Quant à elle, « depuis mon retour de Londres, je n’ai pas fait un son. Je vais commencer aujourd’hui, car je veux faire entendre mon rôle à Charles avant que nos vacances soient terminées ». Elle donne des nouvelles de l’Opéra (Mlle Alboni dans la Favorite, le prochain opéra d’Auber…). Samedi 14. Elle attend les lettres de son ami. « Imaginez-vous que je n’ai rien fait depuis mon retour, mais rien, absolument rien. Je vis au soleil comme un lézard, je brunis à vue d’œil, je dévore tout ce qui tombe sous ma dent. Je pense beaucoup à vous. Voilà l’abrégé d’une de mes journées ». Dimanche 15. Son frère Manuel est parti « emmenant ses gamins qui ont tout cassé dans la maison. […] Des enfants de ce calibre doivent être un bien grand souci pour des parents. Ma Louisette est à peu près la même que toujours. Excessivement intelligente, mais horriblement têtue dans ses opinions. Personne n’est assez sévère envers elle, il n’y a pas d’unité dans notre conduite à son égard. Les uns gâtent ce que font les autres »... Louis Viardot termine la lettre, parlant de son « bon chien écossais » et de ses exploits de chasseur… On joint la fin d’une autre L.A.S. de Pauline Viardot à Tourgueniev, [début février 1851], avec à la suite une L.A.S. de Louis Viardot au sujet d’affaires, de placements, et de l’impression de son Histoire des Arabes… (2 pages in-8). Ivan Tourgueniev, Nouvelle correspondance inédite (1971), t. I, n° 163-164.
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