Lot n° 211

Alfred de Vigny. L.A.S., 31 janvier 1851, [au Docteur Brière de Boismont] ; 15 pages in-8. Très longue et intéressante lettre sur la rêverie et le problème du suicide. [Alexandre Brierre de Boismont (1797-1881), célèbre médecin aliéniste,...

Estimation : 3000 / 4000
Adjudication : 7 000 €
Description
qui avait soigné la mère de Vigny puis Charles Lassailly, préparait alors, après son traité remarqué, Des Hallucinations ou Histoire raisonnée des apparitions, des songes, de l’extase, du somnambulisme et du magnétisme (1845), son ouvrage Du Suicide et de la folie suicide (1856).] Vigny remercie le docteur de sa brochure De l’ennui, Tædium vitæ : « C’est là je pense un fragment du grand ouvrage dont vous me parlez depuis longtemps sur le Suicide »... Vigny veut avoir à ce sujet « une conversation écrite aussi sérieuse, aussi affectueuse, aussi sereine que nos conversations parlées »... Certes, le docteur a bien fait « de remonter loin dans la recherche de cette famille d’âmes désolées et isolées qui, comme Stagyre n’ont la force de supporter ni le monde ni la solitude, ni le poison ni le contrepoison. - Votre observation est juste et vraie sur l’antiquité et comme la généalogie de cette famille d’esprits malheureux qui a des ancêtres épars au milieu des nations fatiguées par le luxe et une longue civilisation. Mais il y a des distinctions à faire. [...] Vous accusez trop la Rêverie. Il y en a de deux sortes, la rêverie des faibles et celle des penseurs. Oui, la Rêverie mène au vague des idées les pauvres âmes qui ont le désir de la pensée et qui sont amoureuses d’elle sans pouvoir l’atteindre et lui trouver une forme solide et complète. Certes son labyrinthe est dangereux à ceux qui n’ont pas l’œil assez ferme et le pied assez sûr pour y trouver leur chemin. Mais la Rêverie est le prélude des grandes créations pour les âmes qui portent la retraite comme St Jérôme qui sortit du désert plus fort qu’il n’y était entré et reparut tout armé et cuirassé de ses grands livres chrétiens. Pour lui, pour St Jean Chrysostôme, pour Descartes, pour Malebranche, pour Dante, pour Milton, pour Spinosa, la Rêverie est force, puissance, santé et même assez souvent longévité. Pour eux la Solitude est sainte comme je l’ai fait dire à un certain Stello. - Il ne serait donc pas plus juste d’accuser la Rêverie du mal qu’elle. fait aux faibles que la vie du mal q’elle fait aussi à ceux qui sont mal nés et n’ont pas la force de vivre et d’aller jusqu’au bout. La Rêverie est, à mon sens, malsaine aux malsains comme l’air est malsain aux poitrinaires. [...] Chateaubriand lui-même [...] en est une preuve. Il meurt, presque octogénaire, son René même ne s’est pas tué et le suicide raconté dans ses mémoires n’était qu’une velléité causée par un accès d’ennui, accès très-court d’impatience d’un jeune homme très-fort, très-bien portant, ayant une grosse tête de Breton fort dure et étouffant sous la tyrannie féodale et avare de son père qui l’enferme à la campagne sans argent et sans voyages les deux choses qu’il désire ». Il faut séparer les exemples puisés dans la vie réelle et les personnages de roman... « Werther et René, après tout, sont des poses coquettes et élégiaques des âmes de Goëthe et de Chateaubriand, mais [...] il n’y eut jamais d’hommes plus éloignés du désespoir mélancolique et du suicide que ces deux hommes qui ont vécu très vieux et qui (ainsi que les grands acteurs, Chateaubriand surtout) tenaient à la vie par leur rôle. - Jusqu’à son dernier jour nous avons vu Chateaubriand poser et chercher à s’accrocher à la mode de l’idée présente en même temps qu’à celle des idées passées pour tout résumer et contenir en lui tout ce qu’il pouvait de notre siècle, r’ouvrir à la dérobée ses mémoires pour y glisser des prophéties anti-datées et écrites après les événemens ». Quant à Lamartine, il faut le voir « solemnel et ferme à la tribune » pour comprendre que « la Rêverie du Suicide Raphaël est un poison bien lent [...] et qu’on le pourrait prendre comme un cordial très-fortifiant »... Pour les exemples de suicides de vanité, Vigny attire l’attention sur celui du « pauvre petit enfant gâté Escousse [...] c’est un déplorable exemple de ce que peuvent sur les faibles têtes les premiers enivremens du théâtre »... À propos des désespoirs de Gros et de Nourrit, il faut « corriger en passant la Critique de sa cruauté envers les grands artistes courbés par l’âge et le Public de ses inconstances insolentes »... Vigny raconte longuement le suicide du Corse Viterbi qui, condamné à mort mais voulant épargner à sa famille la honte de l’échafaud, « résolut de se laisser mourir de faim, cachant avec adresse les vivres qu’on lui apportait, il dépérit ainsi pendant (je crois) vingt jours, écrivant heure par heure, (pour la Science, pour vous) ce qu’il éprouvait, avec une constance admirable »... Entraîné par le sujet - « il est à présent deux heures après minuit » -, Vigny veut encore parler des ennuyés blasés : « ils manquent de cœur bien plus que d’esprit et n’aiment rien. - Il suffit d’aimer un être quelconque [...], amour passionné, ou filial, ou conjugal, ou fraternel, ou paternel ou seulement d’amitié pour tenir à la vie par la pensée du désespoir qu’on donnerait à la créature chérie qu’on laisserait sans l’appui habituel et nécessaire de toute sa vie. Quand j’étais un insouciant officier je ne craignais ni la maladie ni la mort, mais pendant les cinq années où vous m’avez vu garder ma pauvre mère et lui donner à force de soins une vie artificielle et prolongée bien loin audelà du terme qui semblait marqué par la nature, dans ces cinq ans que je reprenais de force à la mort, je craignis souvent de succomber à mes inquiétudes et à mes insomnies et je le craignais pour elle et pour sa fille étrangère Lydia, si bonne pour elle et surchargée d’un tel fardeau en pays presque inconnu. Je m’attachais plus que jamais à la vie, par cette souffrance même, car vouloir la quitter c’eut été assassiner à la fois deux personnes chéries et dont j’étais la vie »... Puis il évoque sa réception à l’Académie française (9 janvier 1846, où le discours de Molé se transforma en diatribe malveillante contre Vigny ; Vigny refusa ensuite d’être, comme le voulait la tradition, présenté au Roi par Molé) et remercie son correspondant de montrer « tout le mépris que méritait cette diatribe qui souilla ma réception. Vous avez relevé l’une des nombreuses ignorances de ce pamphlet ridicule qui fut comme vous le savez une Vendetta politique que je punis par l’affront public du refus de présentation ».. Il espère revoir son ami à Paris et se livrer avec lui à ses « causeries préférées ». Il se réjouit de l’amélioration de la santé de sa femme Lydia en Charente, tout en craignant « d’éveiller la maladie qui avec elle semble écouter aux portes ». Anciennes collections du Marquis de l’a^ (1973, n° 267), puis du colonel Daniel s^ (II, 1989, n° 557).
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