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« M. D
EGAS
NE
PENSE
PLUS
QU
'
À
LA
PHOTOGRAPHIE
»
(Julie Manet, 13 novembre 1895). Le
peintre connaissait des photographes comme Nadar ou Le Gray, fréquentait des amis qui
pratiquaient eux-mêmes, comme les Halévy (il parle de « Louise la révéleuse » dans une lettre
du 30 septembre 1895) ou encore Madame Howland – qui, probablement, l'amena à essayer
lui-même. Il commença à prendre personnellement des photographies au cours de l'été 1895,
et s'y adonna avec passion durant l'automne et l'hiver 1895. Il bénéficia alors des conseils de
Guillaume Tasset, marchand de fournitures d'art et de photographie qui tenait boutique dans
son quartier : c'est à lui qu'il commandait son matériel et confiait généralement la réalisation
de ses tirages. Même s'il existe des clichés réalisés encore en 1901, l'enthousiasme d'Edgar
Degas pour la photographie se refroidit dès le début de 1896.
A
PPORTS
RÉCIPROQUES
DE
LA
PEINTURE
ET
DE
LA
PHOTOGRAPHIE
DANS
L
'
ART
D
'E
DGAR
D
EGAS
.
Fasciné depuis longtemps par cette technique, Edgar Degas avait copié les maîtres d'après
photographies dès les années 1850, et, à partir des années 1870, sut utiliser certains aspects
de la photographie dans ses tableaux et œuvres graphiques. À l'inverse, sa maîtrise picturale
dicta en partie sa pratique photographique, notamment dans l'organisation complexe de
l'espace divisé en zones distinctes fortement contrastées. Fidèle à sa méthode d'inventions
et de reprises, il fit faire des recadrages en plan resserré de plusieurs de ses clichés. Certaines
de ses photographies (notamment les nus et les danseuses) peuvent en outre être considérées
comme des études préparatoires ou parallèles à des tableaux ou dessins.
D
EGAS
EXPÉRIMENTA
LA
PHOTOGRAPHIE
«
COMME
UN
ART
EN
SOI
,
CONSCIENT
DE
L
'
ORIGINALITÉ
DE
SA
PRODUCTION
DANS
CE
DOMAINE
»
(Henri Loyrette,
Degas
, p. 588). Il manifesta la même
curiosité technique, la même passion et la même intransigeance dont il avait autrefois fait
montre avec la gravure ou le monotype. Il recherchait la difficulté et l'expérimentation plutôt
que l'approfondissement de la technique elle-même : seul pour lui comptait le résultat, la
technique étant commandée par la poursuite de l'effet désiré. Ses photographies des présents
albums sont ainsi caractéristiques de cette approche personnelle et originale. Il explorait les
possibilités plastiques de tous les mediums qu'il utilisait sans tenir compte des règles et des
techniques généralement acceptées pour ceux-ci, et fit pour la photographie comme il avait
fait pour l'huile, le pastel ou le monotype. Ses clichés, très travaillés, sont donc éloignés du
caractère anecdotique des instantanés kodak des simples particuliers, mais prennent aussi le
contrepied des « sujets artistiques » habituels des amateurs éclairés. Il se tint aussi en dehors
des polémiques de son temps autour du pictorialisme. Le style d'Edgar Degas, où s'exprime
sa force de caractère en des contrastes violents, manifeste donc une conscience de la spécificité
de ce médium, mais dans le souvenir de son histoire et de ses origines : ses photographies
rappellent ainsi l'aspect des daguerréotypes avec sujets figés en de longues poses.
C
HEFS
-
D
'
ŒUVRE
DU
CLAIR
-
OBSCUR
:
«
CE
QUE
JE
VEUX
,
C
'
EST
L
'
ATMOSPHÈRE
DE
LAMPES
OU
LUNAIRE
»
(
Degas parle
, p. 140). Le peintre fit en effet de nombreuses prises de vue le soir, ce qui servait
son goût des recherches formelles : « le jour c'est trop facile, j'aime ce qui est difficile », et ce
qui rejoignait l'approche esthétique de ses monotypes à « fond sombre » des années 1880
renouvelant le thème des « nocturnes » de Rembrandt. En outre, atteint d'un début de cécité,
il supportait mal la lumière du jour, et par ailleurs, ne rendait visite à ses amis qu'après ses
travaux d'atelier. Dix ans plus tard, évoquant ces portraits photographiques en clair-obscur,
il insisterait sur l'inspiration picturale : « Je prenais des reflets sur des murs, et j'obtenais
des résultats... [...] Ah, la photographie, ça a été une passion terrible, j'ai ennuyé tous mes
amis ; j'ai obtenu de jolies choses, n'est-ce pas Daniel ? Il arrivait ceci : mes noirs étaient trop
poussés, mes blancs ne l'étaient pas assez, alors les uns et les autres étaient simplifiés, comme
chez les maîtres... » (
Degas parle
, pp. 179-180).