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La bibliothèque célinienne de Romuald Gallier
L’heureux acquéreur d’un des livres de la collection de Romuald Gallier possédera plus que l’ouvrage d’un grand écrivain
du XX
e
siècle dans sa bibliothèque. Il aura entre les mains un grimoire d’alchimie, celui d’un immense poète, Louis-Ferdinand
Céline, offert à un autre alchimiste, un inventeur, un pharmacien. « Chimiste le matin, écrivain l’après-midi, docteur le soir », tel
apparaissait Louis-Ferdinand Céline à son ami peintre Henri Mahé. Avant de s’immerger chaque après-midi dans la rédaction de
Voyage au bout de la nuit
, s’acharnant à mettre en musique des pages de cauchemar, le docteur Destouches, chaque matin,
descendait de Montmartre vers Montparnasse pour se rendre dans le laboratoire pharmaceutique de Romuald Gallier afin de
mettre au point des médicaments ou de rédiger des notices publicitaires.
Romuald Gallier, fils de vigneron, était né le 6 février 1890 à Lanthenay, commune proche de Romorantin, et avait donc
fait ses études au lycée Augustin Thierry de Blois jusqu’au baccalauréat en 1909. Envoyé à Paris pour suivre des études de
pharmacie, il ne soutiendra sa thèse qu’en 1919, la guerre ayant interrompu ses études et sa vie parisienne. Mobilisé dès le 1
er
août
1914, il fit la Campagne de France comme infirmier militaire dans la 37
e
division d’Infanterie, principalement composée de
tirailleurs et de zouaves d’Afrique. Il participa donc aux plus sanglantes batailles, celles de Charleroi, de la Marne et de Verdun,
aux combats de Douaumont et du Chemin des Dames. Le 23 mars 1918, sur le front de Lorraine, à Nomény, il fut blessé au bras,
ce qui lui valut d’être cité à l‘ordre de la 37
e
division d’Infanterie et de porter la Croix de guerre, avec étoile de bronze et étoile
d’argent, avant d’être promu Chevalier de la Légion d’honneur en 1933.
Revenu à la vie civile, la tête encore pleine de visions d’horreur, il reprit ses études de pharmacie et obtint son diplôme en
1920. En 1921, peut-être associé à un confrère, il acheta à Paris la pharmacie Necker, 38, boulevard du Montparnasse, et ouvrit un
petit laboratoire au-dessus de l’officine. En 1923, il déposa sa première marque de produits pharmaceutiques, « Leucobules », en
1925 « l’Arhémapectine Gallier », contre les hémorragies, et en 1926 la « Kidoline », contre le coryza aigu du nourrisson. Victor
Vasarely réalisa des dessins publicitaires pour ces deux derniers produits. En 1930, Romuald Gallier transféra son laboratoire au
20, avenue du Maine où il demeure jusqu’en 1935, date à laquelle il achètera un hôtel particulier situé au 32, rue du Montparnasse.
Il entra alors comme administrateur au laboratoire pharmaceutique « La Biothérapie », fondé en 1921 par Charles Weisbrem et
Abraham Alpérine qui avaient engagé fin 1928 le docteur Louis Destouches comme rédacteur publicitaire et conseiller médical.
Ainsi se fit en 1930 la rencontre de Louis Destouches et de Romuald Gallier, deux rescapés de la Grande guerre, bien heureux de
pouvoir se livrer à de petites inventions. Et puis la vie de Montparnasse, la science et les arts, égayaient leur curiosité.
En 1930, Louis Destouches n’a pour lui qu’une blessure et une Médaille militaire, une thèse de médecine, des récits de
voyage en Amérique et en Afrique sous l’égide de la Société des Nations, et une danseuse américaine pour compagne. Il a ouvert
un cabinet de médecine à Clichy mais les patients ne sont guère nombreux. En janvier 1931, il est recruté au dispensaire municipal
de Clichy, pour des vacations en fin d’après-midi. Sans doute a-t-il commencé la rédaction de
Voyage au bout de la nuit
depuis
1929. Romuald Gallier propose alors au docteur Destouches de travailler pour son laboratoire. Le médecin rédige des comptes
rendus publicitaires pour les produits et met au point en 1931 un médicament, « la Basedowine », contre les règles douloureuses
et les troubles de la ménopause. Il demande à Henri Mahé de réaliser des dessins publicitaires pour la Kidoline et la Basedowine,
se livrant lui-même au démarchage chez des confrères pendant ses vacances d’été. L’estime et la confiance sont réciproques. Quand
Gallier veut acheter une Citroën 6 cylindres, il charge Destouches de trouver le bon garagiste. Le pharmacien recommande son
employé modèle à un confrère qui dirige également un laboratoire et fait entrer dans son équipe de démarcheuses la mère de Louis
Destouches.
Romuald Gallier fut bien « le patron des mauvais jours », avant que Destouches ne devînt Céline, et encore après, un « fier
patron » sur lequel le médecin pouvait compter. Après la publication de
Bagatelles pour un massacre,
les relations s’espacèrent,
bien qu’en 1944 Gallier, qui avait revendu sa pharmacie quatre ans plus tôt, reçût encore un
Guignol’s band
avec envoi. Germaine
Constans, autre démarcheuse introduite par le médecin, affirmait que Gallier avait payé les obsèques de Madame Destouches en
1945. Dans son exil danois, Céline tint à défendre son honneur auprès de son ancien patron en lui envoyant sa « Défense » et sans
doute espéra-t-il de lui une aide financière qui ne vint pas. L’Occupation avait endeuillé des amis, la Libération dressé des barricades.
En 1950, Céline lui fait envoyer par Pierre Monnier, son nouvel éditeur, un exemplaire de
Casse Pipe,
premier chapitre d’un roman
sur la guerre de 14, mais la « très valeureuse amitié » appartenait à un passé lointain. Gallier ne semble pas avoir revu Céline à son
retour d’exil, mais il se procurait ses derniers livres. Il survivra seize ans à l’écrivain, décédant à Paris en 1977. Par fidélité ou par
respect, par goût littéraire aussi, il avait conservé les lettres et les livres de ce modeste employé, ce médecin de banlieue, inventif,
fantasque et consciencieux, devenu Louis-Ferdinand Céline.
Éric Mazet
Jean-Pierre Latterner, « Romuald Gallier, un fier patron »,
L’Année Céline 2010
, Tusson, Éditions Du Lérot, 2011. — Gaël Richard, Éric Mazet, Jean-Paul Louis,
Dictionnaire de la correspondance de Louis-Ferdinand Céline
, Tusson, Éditions Du Lérot, 2012, 3 volumes. — Jean-Pierre Dauphin et Pascal Fouché,
Bibliographie
des écrits de Louis-Ferdinand Céline
, Paris, Le Graphomane, 1985.
Les livres présentés ci-dessous ont fait l’objet d’une description accompagnée de reproductions des envois de Céline dans
L’Année Céline 2010
,
op. cit.
, pp. 23-29.